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09/07/2007

Retour de Chicago (Jour 3) Le bonheur est dans la représentation

Remonter Adam Street jusqu'à Michigan Avenue, plein Est. Prendre un breakfast à la terrasse ensoleillée qui fait l'angle, à la Corner Bakery ; y désespérer des croissants "français". Traverser la rue et pénétrer dans le hall de l'Art Institute. Se sentir inspiré par le lieu, faire une demande de membership.

Au sous-sol, déambuler devant les clichés d'Ezawa - des figures de western remixées -et d'Angela Strassheim, saisies millimétriques d'un intérieur d'une famille "new born", son austérité adulte et ses malices enfantines. Pousser jusqu'à la série The Earth As It Was (Adams, Porter & Clift), une sorte de déclinaison du travail d'Artus Bertrand concentrée sur l'Amérique du Nord.

Plus loin, s'attarder sur les clichés de Jeff Wall, un artiste de Vancouver ; son double travestissement des grandes représentations (The Destroyed Room vs la mort de Sardanapale, The Storyteller et Le déjeuner sur l'herbe...) et du pittoresque de scènes de genre plus ou moins dramatisées (rencontre, colère, méditation, arrestation ; une étonnante embuscade reconstituée de façon grotesque, au sens hugolien, sur fond de guerre en Afghanistan, etc).

Pester de la pauvreté du département Design et Architecture, tout de même rattrapée par la belle bibliothèque dédiée du premier étage : grandes tables de bois sombre, petites lampes vertes, longs rayonnages de livres et de plans, colonnades et statues surmontées d'une verrière d'un jaune très pâle agrégeant des rosaces de toutes tailles. Songer soudain que le temple de l'architecture commence là, derrière les murs, au coeur de la ville, en sortant du musée.

Passer vite à l'étage sur les galeries américaines anciennes : il y a un temps pour l'anthropologie et un temps pour la représentation (ah ! le pittoresque des scènes pastorales ; là-dessus, l'Ecole de Cincinatti a plus de puissance). Passer plus de temps, en revanche, sur quelques oeuvres contemporaines emblématiques, classiques (American Gothic de Grant Wood ; le Nighthawks de Hopper, prêté à Boston, ne fait l'objet que d'un marquage) ou moins connues (American Collectors de David Hockney) ; les oeuvres de Lichtenstein et Rauschenberg sont un peu décevantes.

Achever la visite d'un panoramique sur une large collection impressionniste, qui comprend notamment la série des nénuphars de Monet, et post-impressionniste (Les deux philosophes de Miro, les Picasso inévitables qui font glousser nos voisins américains). Découvrir un portrait inattendu, épuré, dur mais juste de Baudelaire par Duchamp-Villon, un étonnant Braque (Paysage à La Ciotat), un bon Chagall (une Naissance, de 1911). Se réjouir d'un terrible portrait de Supervielle par Dubuffet. Et puis - comme toujours mais toujours surpris -, rester médusé par l'évidence sensuelle de Bonnard (Earthly Paradise, 1916-20) qui fait de la peinture, plus qu' una cosa mentale, un art nécessaire à la vie.

Sortir trop tard pour déjeuner au musée. Replonger dowtown, vers Van Buren et State Street, attraper un sandwich à la volée. Puis reprendre la voiture, traverser la Chicago River au sud de Goose Island et remonter par Near West Side et Ukrainian Village vers Bucktown - un quartier aux allures de Soho. Y musarder entre boutiques branchées, bars inondés de soleil et allées ombragées. Jeter un oeil, devant une Samuel Adams, sur le match des Cubs, depuis une terrasse.

Redescendre par Damen. Dîner en route chez Mia Francesca, sur Lakeview, d'un pollo arrosto et d'un carpaccio maison. Pause cocktail dans le lobby du "W", le temps de s'imprégner de l'ambiance doucement décadente du lieu.

08/07/2007

Retour de Chicago (Jour 2) Se souvenir des gansters sur un air de blues

Le lendemain, à partir de Michigan Avenue, dériver dans la ville en montant et en descendant librement du trolley, au fil de l'inspiration. Au Museum Campus, prendre un point de vue oblique sur le Loop face au mur des buildings qui se dressent au devant du lac (repenser aux atterrissages sur Chicago O'Hare pour les escales qui, chaque fois, font surgir au dernier moment ces menhirs impeccables). En remontant vers le Nord, s'immerger dans l'ambiance bon enfant, quoiqu'un peu trop commerciale, de Navy Pier, au pied d'une grand-roue rouge et blanche qu'on dirait sortie d'un film catastrophe hollywoodien.

Revenir vers le centre par Illinois Street. Flâner dans les galeries du River East Art Center entre Ogilvie et Laura D. Se laisser séduire par les grandes acryliques bicolores de Guttierez ; s'interroger devant "Silent Rain" sur le détail qui fait la différence entre une toile de salon et une peinture de survie. Acheter le déjeuner en passant chez Fox & Obel - une grande épicerie ethnique très en vogue - et pique-niquer au soleil, un peu plus bas, sur le bassin de la Chicago River. Y commencer une sieste à l'ombre d'un platane ; sursauter quelques instants plus tard au vrombissement puissant d'un hors-bord s'en allant surfer sur le lac.

Remonter le "Magnificent Mile" sur Nord Michigan Avenue, entre boutiques de luxe, stores bon marché et exposition de créateur en plein air. En passant chez Apple, rejoindre le clan des groupies de l'I-phone et explorer l'objet comme on le ferait, enfant, d'une baguette magique. Autour de la table de présentation, entre une Japonaise et un Chicagoan, comprendre que dans communication, il y a communion.

Au bout de l'avenue, attraper au passage une lemondade et un smoothie. Reprendre le trolley et redescendre, à toit ouvert, le nez au vent, par Wacker Drive et Clark Street, jadis le quartier général des gangsters (le procès de Frank Calabrese vient d'ailleurs de démarrer à Chicago : Calabrese n'est pas Capone, mais il fait tout de même un client sérieux). Repenser par association d'idées à la scène du landau dans la gare dans The Untouchables en regagnant l'hôtel par le quartier des théâtres.

Le soir venu, aller dîner chez Maggiano, Little Italy, à l'angle de Clark et Grand Street. Patienter au bar à l'invitation du vieux maître des cérémonies, entre un Pinot grigio et les vieilles photos de famille, de raouts sportifs et de rassemblements amicaux. Se dire, en restant impassible, que quelques bandits ont dû en effet passer par là. Dîner d'une assiette d'antipasti, de rigatoni "D" et d'une pasta alle vongole ; terminer d'un lemoncelo maison.

Au retour, faire halte au Blue Chicago - l'une des façades du club, celle qui donne sur le sud, est couverte d'une peinture de John Carrol Doyle, elle représente un vieux bluesman african-american à la guitare. Entrer dans le concert de Sarah Johnson Blues Band en sirotant une margarita et en se laissant bercer par les gémissements du saxo. Plus tard, fendre l'assemblée massée vers le bar tout en longueur, retenir au passage un ou deux spectateurs ivres. Regagner l'hôtel en déambulant, heureux, à la fraîche, en coupant le Loop à la verticale.

17/01/2007

L'honorable capitaine de la guerre Guidoriccio da Fogliano (sur un tableau de Simone Martini)

Comment en vient-on à faire de l'aventure un projet, de la transgression un devoir, de l'exploration un fil ? A l'origine de cette inspiration, il y a, souvent, la bienveillance d'une mère, et la confiance qui en résulte pour se frotter à la loi. Cet ancrage psychologique se double, dans mon cas, d'une dimension intercuturelle propre à interroger les frontières dans une famille partagée, italienne du côté de ma mère, normande du côté de mon père.

Cette inspiration, chez moi, s'est fixée sur une image.

J'aime "L'honorable capitaine de la guerre Guidoriccio da Fogliano" de Simone Martini. Je l'ai aimé dès le premier coup d'oeil, comme une figure de héros hors du temps, indifférent au danger, sûr de son fait. Il faut dire qu'il a fière allure, avec sa coiffe de condottiere, sa tunique seigneuriale en damier fleuri enveloppant sa monture et son arme à la main. Notre capitaine trotte majestueusement entre deux villes fortifiées (Montemassi et Sassoforte), à deux pas d'un campement de bataille installé au pied d'une colline proche.

Dans l'alternance des forts et des vallées, le tableau a presque une allure de montagne russe, comme si da Fogliano était le seul élément stable d'un monde mouvant - un monde de rivalités entre les cités italiennes du début du Trecento où, comme le rappelle Jean-François Guillou, Sienne fit appel à Simone Martini, élève de Duccio, pour chanter sa gloire. Un contraste, très marqué, entre les beige terreux et orangés du sol et le bleu profond - un bleu de nuit - du ciel accentue de fait l'opposition entre la stature du chevalier "défilant comme à la parade", et l'instabilité du monde environnant. On y revoit la lumière si particulière de Sienne, celle des fins d'après-midi, quand le soleil commence de décliner doucement sur les hauteurs du plateau. Instabilité ou fragilité au vrai ? Car la parade de Guidoriccio figure une conquête annoncée, et c'est de fait par la force qu'il soumettra les deux cités toscanes.

Ce monde mouvant, pourtant, est aussi un monde étrangement déshumanisé. Le capitaine y "défile comme à la parade", mais il y défile seul. Tout alentour, ce ne sont que pics et bannières, pieux et palissades, toiles de campement et murailles de pierre. Au-delà d'une première impression d'animation rurale et de préparatifs de guerre, il n'y a, hormis Guidoriccio, pas âme qui vive dans ce décor. Héros seul, perdu dans un monde minéral, qu'il donne presque l'impression de survoler du fait d'un premier plan très agrandi et d'un angle des sabots comme décalé par rapport au sol.

Ce n'est pas Du Guesclin au combat, c'est presque Don Quichotte en campagne.

Une ancienne collaboratrice, quand j'étais jeune directeur de cabinet, m'en avait offert cette magnifique reproduction. Depuis lors, il n'est jamais très loin, comme une sorte de petite musique picturale. A défaut d'un sens très sûr, la vie y puise au moins une invitation au mouvement, entre l'appel de l'aventure et la vanité de la conquête, le fracas de la foule et une souveraine solitude - entre lesquels le tableau balance, sans commander de choisir.