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23/10/2007

Un tour du monde express (8) Retour à Columbus par San Francisco et Washington. Cultiver notre jardin ?

Avant l'escale de Washington, où je serai amené à repasser bientôt, il faut passer par San Francisco, nouvelle porte des Etats-Unis - plus libérale en tout cas que ne l'est Chicago. Les services de l'immigration du Midwest, tout comme les services consulaires de l'ambassade des Etats-Unis à Paris d'ailleurs, ne brillent pas particulièrement en effet par leur ouverture d'esprit en matière de moeurs : pour eux, la norme américaine faisant simultanément référence et foi, hors du mariage, point de salut. Je suis en outre ici dans une situation semi-résidentielle entrecoupée de nombreux voyages qui suscite la curiosité et, une fois n'est pas coutume, la bienveillance de l'officier afro-américain qui s'occupe de mon cas.

Le même officier a auparavant, dans une salle à part, cuisiné et sans doute repoussé une armée de jeunes chinois qui tentaient d'immigrer. Ici aussi, vis-à-vis il est vrai davantage du Mexique que de la Chine (pour la Chine, ce sont plutôt les capitaux qui inquiètent), l'immigration, avec 700 000 nouveaux arrivants chaque année, est un sujet sensible, qui divise le camp républicain lui-même autour d'arguments classiques : les besoins de l'économie et les enjeux de l'identité. Non sans visée politique pour les plus avisés d'entre eux - c'est du moins ce qu'a voulu faire Bush, avec Rove. Une stratégie conservatrice dans l'air du temps - voyez Sarkozy chez nous avec la communauté issue de l'immigration maghrébine -, qui n'est d'ailleurs pas sans vertu tant il faut créer des modèles au sommet pour susciter du mouvement, et de la promotion, à la base.

A Columbus, capitale, au centre du pays, des fonctions administratives, universitaires - la plus grosse université américaine y a établi son siège - et des affaires à travers les sièges sociaux des grandes compagnies de la finance et des assurances, la vie semble à nouveau paisible, à l'abri des tumultes du monde. Le temps oscille entre une avalanche de soleil d'automne et une cascade de puissants orages. L'automne, ici, est d'une beauté saisissante. C'est comme si l'été finissait pour de bon dans un incendie visuel de grandes flammes orangées, tirant tantôt sur le rouge et tantôt sur le rose, qui embrasait tout, les arbres et les taillis, les forêts et les allées, les parcs et les jardins.

Parfois pourtant, un crépuscule blafard vient draper tout cela d'une atmosphère vaguement inquiétante de fin du monde. Prise en étau qu'elle est entre les grands froids de la pointe Nord et les chaleurs écrasantes qui remontent du grand Sud, la capitale de l'Ohio semble le point névralgique de l'affolement contemporain du climat. A la fin octobre, il fait ainsi couramment près de 70° Fahrenheit (plus de 20° Celsius) ici - une température douce qui favorise la récupération des contrées au climat chaud et humide traversées au cours de ce périple de 45 000 km.

Un "Welcome home" malicieux, du côté d'Hoolridge, salue notre retour au-dessus du jardin - un jardin qui semble, du coup, en pleine croissance automnale. De lectures de jeunesse - je reviens à la préface d'Aden Arabie et à Tristes tropiques -, j'avais retenu la vanité des voyages : il suffisait peut-être de lectures bien choisies et d'un peu d'empathie pour décrypter le monde et notre condition. Et puis la prétention des voyageurs qui se mettaient si peu, sinon en danger, du moins en cause, m'agaçait - voyez ce qu'il en est des réseaux diplomatiques et autres ghettos d'expatriés sous toutes les latitudes un peu exotiques : les antipodes absolus d'une altérité que l'on trouve au contraire, avec un peu d'attention et le sens de l'écart, si aisément à côté de soi (serait-ce là une des clés du succès rencontré par le roman de Muriel Barbery ?).

C'est sous un autre angle pourtant que je regarde aujourd'hui le jardin, tout de pelouse avec une poignée d'arbustes et quelques fleurs, autour de la maison. J'ai pris depuis lors un plaisir qui s'affirme aux voyages. Mais je découvre soudain en quoi le jardin nous civilise, combien les soins qu'il faut mettre à faire pousser et à protéger ce que nous y plantons nous entraînent à l'attention autant qu'à la patience, au travail comme à la méditation. Ce n'est pas tant, comme le suggère Voltaire, de s'occuper de ses affaires dont il s'agit ici, que de sentir, au contraire, combien cette occupation-là, ne serait-ce que quelques minutes par jour, nous relie au monde du vivant comme à la société des hommes. Avec plus de profondeur, à l'occasion, en traversant le jardin avec soin qu'en parcourant le monde en tous sens.

20/10/2007

Un tour du monde express (7) Hong Kong, l'art des affaires au pied de la Bank of China Tower

Hong Kong se dresse soudain, telle une New York du XXIe siècle, dès la sortie de Lantau Island, lorsque l'on quitte la zone de l'aéroport pour s'engager vers les Nouveaux Territoires, sur les façades de tours translucides scintillant de mille points de lumière. Des ponts immenses - Ting Kau et Tsing Ma Bridge - jetés sur la Mer de Chine vers Kwoloon s'étirent le long d'une dense toile de cables reliés à de lourdes piles de béton aux allures de portes impériales. Féerie de l'Asie des côtes et de ses vibrations intenses qui semblent aimanter le monde.

A l'Intercontinental, l'ensemble du lobby converge et s'épanouit vers les bars et les restaurants surélevés (dont un des Spoon de Ducasse) qui dominent la baie, sous la piscine à débordement et les spas de la terrasse, depuis la pointe avancée de Tsim Sha Tsui. Entre un lit immense et un large bureau aux formes courbes, la chambre, à l'étage, plonge elle aussi sur Victoria Harbour en un vaste panoramique qu'on laisse grand ouvert, la nuit tombée, en guettant le passage des ombres allongées que forment, au pied des gigantesques enseignes lumineuses, les innombrables embarcations de passage qui sillonnent le canal.

Des grimaces de Bruce Lee aux pitreries de Chan en passant par les polars infernaux de John Woo, le cinéma de Hong Kong fait de la large promenade qui borde Kwoloon une avenue des stars à la mode d'Hollywood. De part et d'autre du chemin vers la Clock Tower, qui se dresse sous les marbres du Peninsula, les ports à containers relégués aux marges de la ville voient se déployer les trafics en tous genres. Plus haut, au-delà des boutiques de luxe qui s'alignent sur les malls de la côte, le Temple Street Night Market étale ses marchandises, tout près de Shanghaï Street. Montres, bijoux, tee-shirts, statuettes, sacs, foulards, breloques de toutes sortes : tout un foutoir savamment ordonné s'accumule dans de minuscules échoppes de tissus et de bambous où le commerce règne en maître.

Pour se rendre sur Hong Kong Island, en face, il faut prendre un des lourds ferries, vétustes et rugissants, qui strient le canal de toutes parts. Parfois, un paquebot impose sa trajectoire aux jonques artisanales et aux barques de pêcheurs qui dévient soudain avant d'être brinquebalées par les flots. A d'autres moments, ce sont des vedettes militaires qui foncent vers la mer dans des gerbes d'écume : prennent-elles en chasse des pirates qui passent au large ou, seul signe de puissance tangible dans ce territoire tout entier dédié au commerce, ne s'agit-il que d'une démonstration de force ? Pendant la traversée, les gens s'assoupissent ou discutent à voix basse ; des touristes s'extasient. De vieux Chinois hurlent dans des portables, ou fument comme des pompiers, indifférents au monde. Et, lorsque le ferry accoste, on voit des miséreux, torses nus, filer, hagards, vers d'obscurs ateliers sous les quolibets de cadres narquois.

Partout, la foule se presse, mais sans se bousculer. Depuis l'embarcadère et pour atteindre le centre, il faut remonter par Fleming et traverser Wan Chai, où quelques maquerelles assoupies commencent à s'échauffer. Partout, au long d'Hennessy, de Gloucester ou de Queen's Road, des tours d'affaires jaillissantes écrasent de vieux immeubles, roses ou beiges, tout décrépis, truffés de climatiseurs délabrés. Tout un réseau de passerelles qui double en l'air les trottoirs permet d'enjamber les bouchons gigantesques qui immobilisent la ville et la rendent irrespirable et opaque. A moins que de grands vents marins ne viennent préparer le terrain pour de fulgurantes irradiations de soleil, de part et d'autre du détroit, qui paraît alors soudain comme un miroir de la ville. Un miroir trop éblouissant pourtant pour être contemplé, comme si l'image de la ville se déportait aussi au large, vers de nouvelles conquêtes.

Au Hong Kong Arts Center, l'art croupit misérablement entre deux instituts endormis et une exposition de photos perdue dans des escaliers vides. L'art ici, c'est celui des affaires : face aux formes audacieuses de la Hong Kong and Shanghai Bank de Norman Foster, Pei impose en face, un peu plus haut encore, sur les 70 étages de la Bank of China Tower, la croissance comparée du bambou et de l'esprit sur des losanges de verre aux faces décalées qui, la nuit tombée, dominent toute la baie de leurs jeux de lumière. Plus loin, comme dans un écrin en retrait de Garden Road, on prie sous le clocher modeste de Saint John's Cathedral, blottie, paisible, au pied de hauts palmiers.

C'est le tram, à deux pas, qu'il faut prendre pour rejoindre la Peak Tower. Vieux convoi de bois au bancs durs, le tramway remonte avec peine la colline dont la pente, entre May Road et MacDonnell, est si forte qu'on l'imagine à certains moments pouvoir renverser l'attelage. En bas, les flancs sont encore occupés de batisses entassées et de jardins minuscules : pas une once d'espace vide. Mais à mesure que l'on monte, ce n'est plus qu'une vaste étendue densément plantée et désertée de toute habitation jusqu'au pic. Depuis le sommet, une forêt de tours resserrées sur l'étroite bande côtière, et d'autant plus élevées qu'elles paraissent avoir été condensées à leur base - on dirait un assemblage de transistors géants -, semble se réfléter sur Kwoloon, avant de disparaître dans les brumes de la Mer de Chine. Au-delà, les secrets des villas néo-classiques de Mount Austin finissent par s'évanouir, au-dessus de Lugard, dans les méandres de Victoria Park.

Un jour ou l'autre, il faut bien redescendre des montagnes sacrées ; rien n'oblige pourtant à replonger brutalement dans l'arène. Au bout du quartier des antiques, le Man Mo temple - le plus vieux des temples maoïstes de la ville -, s'accroche à flanc de colline entre une rangée d'immeubles et un square minuscule qui lui fait face, juste à côté du réseau des échoppes d'artisans qui s'étagent en cascade autour d'Aberdeen. Un lieu discret, presque invisible n'étaient les allées-et-venues des dévôts venus décliner là leurs souhaits ou honorer les morts. Les bustes se penchent et se redressent en de longues litanies ; elles semblent se dissoudre dans des volutes d'encens qui s'insinuent partout et enfument le temple jusqu'à ses chapelles adjacentes. Ici, il y a un dieu pour la guerre. Mais il y en a aussi un pour la littérature.

09/09/2007

Autour de la guerre (1) B-17G : Disturbing the Universe

J'étais entré chez Tschann un après-midi, à court d'idées, mais avec l'envie de lire de bonnes choses. Je m'étais installé au beau milieu de la librairie et j'avais proposé à deux ou trois membres de l'équipe de me faire partager leurs coups de coeur. Ecoutant les uns, soupesant les autres, je faisais de grandes piles hétéroclites et désordonnées dans les coins en tentant de me faire l'idée la plus juste possible de la qualité des relations que nous pourrions, chacun de ces livres et moi, entretenir par la suite. Si, comme le dit Pierre Lepape, "la lecture est le plaisir le plus comparable au plaisir amoureux", cet après-midi-là confina sans aucun doute au libertinage, gravité incluse. Effet sans doute d'une trop grande distance prise dans les mois qui avaient précédé avec les livres, je voulais les embrasser tous, mais il fallait choisir. Entrant pour chercher de quoi lire, on se souvient soudain - le temps manque - que l'on va mourir. Au lieu pourtant d'en éprouver de la tristesse, c'est un supplément d'intensité que l'on ressent, comme un surcroît de monde.

L'un d'eux me mit entre les mains "B-17G", ce petit livre de Pierre Bergounioux que je calais tant bien que mal dans la pile finale, et auquel j'ai repensé ces derniers temps en écoutant de vénérables Américains évoquer leur guerre en France. Ces deux-là - l'un a plus de quatre-vingt dix ans, l'autre quatre-vingt bien tassés, et tous deux tiennent une forme étonnante - ont eu de la chance. Ils en sont revenus et évoquent aujourd'hui cet épisode si intense et si lointain de leur vie avec une légèreté presque ironique, au sens de l'ironie du sort, qui masque mal, à la vérité, la gravité du souvenir de leurs morts (Holdridge par exemple a toujours refusé de mettre un pied dans un des cimetières américains de Normandie : on devine qu'une seconde fois, il en aurait été dévasté).

A l'origine de ce petit livre, il y a une photo. C'est une petite vignette, assez floue, qui apparaît sur la belle couverture noire de la nouvelle édition de l'ouvrage chez Argol, et qui représente la partie arrière d'un bombardier en vol. L'appareil a été touché et une fumée épaisse jaillit sur la gauche de la carlingue. L'avion est un B-17, un modèle G, la plus récente à l'époque des "forteresses volantes" qui furent présentées à Seattle en 1934 et qui pillonnèrent l'Allemagne dans les dernières années de la guerre. "Ce n'est pas à riposter, écrit Bergounioux, comme au cinéma, comme y songent les gosses, que j'ai pensé lorsque j'ai revu la Forteresse volante. C'est aux gosses qui se trouvaient à bord. Ils furent les protagonistes d'une mutation sans exemple ni précédent de la civilisation matérielle et morale et payèrent de leur vie ce privilège exorbitant".

Dans chaque appareil, dix hommes. Qui sont-ils ? s'interroge l'auteur. Le navigateur, par exemple, est-il d'origine juive, d'un père tailleur dans East Harlem qui lui aurait fait étudier le droit commercial ou les techniques bancaires ? Ou bien est-il d'ascendance écossaise, napolitaine, danoise, allemande ? " Ils sont dix à endosser leur équipement avec la peur au ventre et le souci de la contrôler, de refuser la moindre liberté au gosse qu'ils étaient à quelques heures d'ici et qui, s'il avait voix au chapitre, dirait non, se roulerait dans l'herbe en pleurant, s'enfuirait pesamment, sans espoir, à cause des grosses bottes qui pèsent aux pieds". Je repense aux propos d'Adam, l'autre soir, qui confie avoir échappé à la guerre en Irak au titre de sa participation à la réserve de l'US Air Force grâce à un certificat de convenance d'un oncle médecin : à guerre illégitime, dit-il, esquive déloyale. Cette guerre n'est pas plus populaire aux Etats-Unis qu'ailleurs.

Là, pas le choix. Et puis, pour le coup, ces jeunes types venus de tous les coins de l'Amérique sont reliés par "l'élement moral qui anima les adversaires du nazisme, la certitude de combattre le Mal, d'agir, chacun dans sa partie, et jusqu'à l'intérieur d'un bocal en Plexiglas suspendu dans les airs, au nom de l'humanité". Leadfoot, Butcher Shop, Shoo Shoo Baby... Il y aura sans doute une inscription ludique peinte sous la cabine, entre une pin-up et un canard sorti de Tex Avery. "Ils respirent une nouvelle fois la senteur verte, entêtante qui monte du pré". Trente tonnes de métal, de carburant et d'explosifs décollent bientôt. Le lourd appareil grimpe, prend son envol, puis son rythme de croisière dans la profondeur des cieux anglais. Il fait froid. A bord, combinaisons chauffantes et masques à oxygène sont de rigueur. L'appareil est équipé d'un viseur Norden qui, dit-on, permet de placer un bombe dans un tonneau de choucroute à une altitude de vingt mille pieds.

Hemingway a bien tenté l'expérience, mais c'était dans un B-25 Mitchell en mission sur la France. Et puis, souligne Bergounioux, "Hemingway est trop vieux. Le vif de l'expérience, sa hauteur, sa fraîcheur virginale - moins cinquante degrés - lui échappent. Elles requièrent des êtres pareillement frais, qui s'ignorent eux-mêmes, des cieux inviolés et mortels". Non, ce gars-là, qui a dix-neuf ans, "il a peur, il a froid, il n'arrive pas à penser". Ceci encore sur la littérature et la vie : "C'est toujours ainsi qu'il en va. La réalité, lorsqu'elle pulvérise l'idée qu'on s'en faisait, qu'elle nous rappelle son existence, sa royauté, sa puissance, c'est invariablement avec pertes et fracas. Pour l'accueillir et, s'il se peut, la projeter par le moyen du langage articulé, sur du papier, il y a deux préalables, qui sont de l'éprouver en personne et d'être sans prévention ni but précis, sans passé ni projets pour l'avenir, d'avoir moins de vingt ans donc. C'est des premières expériences que les récits tirent leur substance. Ensuite, on s'assagit. La vue baisse. Les artères s'encrassent. L'ankylose gagne".

Au-dessus de tout cela, dans le vacarme assourdissant des moteurs qui hurlent leur puissance, les souvenirs d'enfance remontent. Ce jeune type, les mains agrippées à la mitrailleuse, "il a forcé la porte invisible. Il parcourt avec des bottes de sept lieues l'antique domaine des Dieux". Il peut nommer les choses, refaire le monde presque, d'un autre point de vue. "Tous les hommes devraient enfiler un jour une combinaison fourrée et faire un stage de dix minutes à vingt-quatre mille pieds. C'est d'un oeil différent qu'ils verraient la terre, l'agitation microscopique dont elle est le théâtre. De leur séjour en altitude, ils rapporteraient le léger décalage, la réticence à quoi se ramène, pour l'essentiel, la sagesse".

C'est vers la même époque que Dyson, le physicien, qui aimait rien tant que monter sur un arbre un livre entre les mains, s'interrogeait sur les temps proches où nous pourrions, précisément, en prenant un peu plus de hauteur sur le monde, nous rapprocher d'un sentiment "d'unité cosmique". Dyson fut sollicité par la base de Wyton pour trouver une solution aux pertes humaines effarantes dans ces bombardiers, en l'air. Pour lui, la trappe d'évacuation était trop étroite : d'un pouce. Un pouce manquant, et des milliers de jeunes types "brûlés vifs dans leur appareil transformé en torche". Après quoi, Dyson s'en va rejoindre les équipes de Fort Alamos, au Nouveau-Mexique, "pour libérer les forces infernales dans le noyau de l'atome". Disturbing the Universe. Le cauchemar l'emporta sur la poésie.

L'escadrille passe la côté hollandaise. Elle approche. Bientôt, on va commencer à écraser les usines d'armement allemandes sous les bombes. Mais, en dessous, la DCA commence à canarder. Surtout, les bombardiers sont pris en chasse par l'aviation nazie. Un premier bombardier, positionné plus bas dans la formation, tombe. Aucun des types avec lesquels on avait, la veille, passé la soirée, n'a évacué. On se tait. "Lorsque, à l'automne 1943, la 8ème armée se rendit à Schweinfurt, où l'on fabriquait des roulements à billes, puis à Augsbourg, sur les usines Messerschmitt, un pilote rescapé déclara qu'il aurait pu se passer de navigateur. A l'aller comme au retour, la route était jalonnée par les bûchers funéraires des avions abattus qui brûlaient au sol".

Aux commandes de sa mitrailleuse 12,7 mm, Smith commence à riposter aux attaques qui montent vers l'appareil. Figé par le froid, emporté par le recul de la mitrailleuse, il a oublié ses cours de tir, tarde à ajuster les trajectoires, manque ses cibles - la meute des Focke-Wulf qui se rapproche, en esquivant les traceuses qui passent de part et d'autre. Ça crépite de partout. D'embardées en virages, les chasseurs reviennent bientôt dans l'axe. "Depuis que les chasseurs ont glissé sous ses yeux, il s'est écoulé quelques secondes, à peine, mais si chargées d'événements, de sentiments contraires, enchevêtrés, violents qu'elles équilibreraient, au trébuchet du temps, des jours, des mois de la durée où baignent, beaucoup plus bas, la terre simplifiée, sommaire, l'étain figé de la mer, les vieilles années". Après ? "Le pilote du chasseur est une vieille main. Il a dix ans de plus que la bande d'adolescents affolés qui cherchent désespérément à le voir et n'y arrivent pas".

Il arrive qu'en s'arrêtant au beau milieu d'une plaine de l'Indiana traversée de quelques nuages perdus, face à une brise légère, apercevant soudain le léger tremblement de la main d'un vieillard qui en est réchappé, ou achevant le livre de Bergounioux au creux d'une nuit silencieuse comme une tombe, il arrive qu'on se sente soudain saisi de cette pulvérisation en masse de la jeunesse américaine - des gars du Wyoming, du Dakota ou d'Alabama -, au-dessus de l'Europe. C'est comme un frisson glacial, presque un éclair douloureux qui traverse le torse. Mais ça ne dure pas très longtemps, en fait. Après tout, les morts sont les morts, non ?

07/08/2007

En lisant Les Bienveillantes (1) Bienvenue dans la fosse

894 pages, près de 2 millions de signes, un bon kilo de littérature, environ 35 heures de lecture. Il faudrait aussi compter les temps de suspension, au beau milieu de la page, les retours en arrière, les paragraphes repris lentement, lettre après lettre, mot après mot, pour reconstruire une phrase dont le sens se disloque sous vos yeux. Et puis le temps passé, entre les séances de lecture, à penser au livre : cela fait bien le double, et s'étale sur plusieurs semaines, soit deux ou trois mois pour une lecture qui compose avec la vie, les obligations et les tâches, les interruptions nécessaires, d'autres lectures peut-être.

Il y a, au propre comme au figuré, une énormité des Bienveillantes, un compagnonnage physique obligé qui s'impose au lecteur. Le poids du livre ne permet pas de le lire n'importe où ; il contraint à une certaine immobilité, oblige à se caler, soi et le livre, quelque part et à s'organiser pour passer un moment dans ce repaire. Physiquement, on pense à Belle du Seigneur. D'emblée, on sait qu'il va falloir passer des heures sur ce gros volume à l'écriture serrée et aux paragraphes denses qui n'intégrent que peu de coupures. Comme si, plus encore qu'au compagnonnage, le livre contraignait à une sorte d'immersion, à une apnée profonde. Et infernale.

"Si tu m'ouvres, tu plonges avec moi" semble susurrer l'ouvrage en marge des célébrations, du raffût des Grands Prix au bruissement des magazines (mais, nouvelle victoire de Proust contre Sainte-Beuve, Littell a peu à en dire au-delà de ce qu'il en écrit et qui suffit en effet). On a parlé du retour du bourreau comme pour contrebalancer la propension contemporaine à la repentance. Il est juste qu'en passant un certain point de la lecture des Bienveillantes, on entre nécessairement dans une sorte de fascination morbide pour l'horreur ordinaire du génocide. Mais s'empresser de théoriser cela, c'est aussi manquer la dimension et, pour ainsi dire, l'expérience personnelle du roman. Ce serait comme essayer de noyer le poisson de la conscience qui surnage tout de même un peu, en glissant de temps à autre : "Et toi, projeté là-dedans - soldat ou professeur, machiniste ou fonctionnaire -, qu'aurais-tu fais ? Es-tu bien sûr de tes habits de héros ?".

On croyait, si l'on ose dire, le sujet clos, glissant, peu à peu, d'un siècle l'autre. Comme un souvenir douloureux qui passe avec le temps. Un souvenir de la Shoah de Lanzmann, une nuit d'été, à vingt ans. D'autres lectures. Le dernier des Justes. Un vieux manuel aux pages un peu moisies. D'ancestrales discussions ayant fini par replonger dans les profondeurs de l'histoire - des petits et des grands événements, des amitiés, des déchirures, de la formation intellectuelle ; du moment où, sortant de l'adolescence, l'on apprend à être un homme. On n'en voyait plus qu'à peine affleurer, ici une commémoration perdue, là un propos antisémite, l'indignation qui suit - et, au passage, le déshonneur de Barre. Puis, tout cela retombait, englouti dans la succession folle de l'actualité, fatigué de charrier cette mémoire-là, plombée par la pesanteur des faits.

Oublier ou mourir ? Mais il faut bien vivre. Chiche, dit Littell, qui s'isole, reprend le sujet, dégoupille, et nous fait péter tout cela à la figure. Une sorte de Précis de décomposition, mais sans l'élégance - un précis de décomposition brut, un traité où pour une fois les mots ne masqueraient pas les choses, où la morale ne préempterait pas la physique, une sorte d'anti-Traité de sciences naturelles du XVIIIème siècle, un nouveau roman de l'horreur. Vous voyez le roman là, posé sur un coin de table ou bien dressé, là, dans la vitrine ? Allez-y, prenez-le, ouvrez-le ! Bienvenue dans la fosse.

16/07/2007

De Marquette à Veracruz, un roman d'éducation américain

Qui connaît Marquette, cette petite bourgade perdue aux confins du Michigan, tout près de la frontière canadienne ? Et qui saurait dire ce qui s'est passé de l'épopée américaine - non sur l'Amérique trépidante des grandes mégalopoles, mais dans l'intérieur du pays -, entre Little Big Horn et Pearl Harbour, ce petit siècle d'histoire si décisif pour l'édification du modèle de société américain ? C'est dans cette brèche du temps, dans ce non-lieu de l'histoire américaine que s'enracine le roman de Jim Harrison.

Que s'y enracine du moins l'obsession de son jeune narrateur, David Burkett : mettre à jour les méfaits commis par trois générations du clan Burkett contre les populations et les espaces de la vaste Péninsule Nord qui, entre le Lac Michigan à l'Ouest et le Lac Huron à l'Est, définit le territoire du Michigan. Rien d'autre là, à ses yeux, que la manifestation particulière d'une entreprise civilisatrice plus large qui passa par la destruction des Indiens d'Amérique et le saccage de vastes ressources naturelles.

Jeune homme inverti et solitaire, le jeune David sent très vite la distance qui le sépare de son clan, à l'exception de sa soeur, Cynthia, elle aussi tôt entrée en révolte contre sa famille, et du personnel de la maison, Clarence, Jesse, Mme Plunket. Il se fixera donc pour but de faire l'inventaire méthodique des dégâts environnementaux et humains laissés par sa famille - tôt spécialisée dans l'industrie forestière du côté paternel, les mines de fer et le transport maritime côté maternel - en héritage à toute la région qui s'étend du Michigan et au Wisconsin jusqu'à l'Illinois et à l'Ohio. "Les prédateurs de ma lignée familiale n'avaient aucun mépris pour les travailleurs ordinaires : ils les ignoraient tout bonnement" constate, laconiquement, le jeune homme qui s'engage alors dans une enquête de longue haleine.

Pour le narrateur, l'histoire de sa famille est à l'image de celle des Etats-Unis. "Nous faisions partie des premiers conquérants d'une région et, une fois accomplie notre éradication massive des principales richesses de cette région, nous avons ensuite métamorphosé cette destruction en mythe". Les survivants eux-mêmes, parmi la main d'oeuvre abondante et précaire mobilisée alors sur ces grands chantiers de transformation, devaient aussi "transformer leur travail en un mythe pour rendre le passé supportable". Une prédation qui, pour le père du narrateur, s'étendrait d'ailleurs à l'ensemble de l'économie américaine - banques, pétriole, acier, grands ranches de l'intérieur.

En filigrane d'une quête à la fois existentielle et sociologique qui s'étend de ses années de jeunesse dans les années 60, à celles de la maturité dans les années 80, David dévoile aussi, par petites touches, le contexte souvent lourd des affrontements politiques ou raciaux de l'époque, les assassinats de Kennedy, Luther King, ou encore de Fred Hampton, un activiste noir, par la police de Chicago - et jusqu'aux souvenirs, pas si lointains, de la Grande Dépression à travers les clichés qu'en fit Walker Evans, plus loin, en Alabama.

Si le monde intimiste d'Harrison est intimement mêlé aux grands évènements de son temps, c'est bien plus par la conscience politique en éveil du narrateur que par l'indifférence générale d'une population du Midwest, au fond, étrangère à tout cela. C'est comme si, dans le roman comme dans la vie, tout cela arrivait par accident, dans les confins lointains, presque brumeux, d'un quotidien happé par la routine, immergé dans la nature et préférant aux conflits la quiétude médiocre des non-dits.

Ce roman n'est pourtant pas un roman "social" tant le social ici ne prend forme peu à peu qu'à travers le cheminement personnel du narrateur. Un cheminement obsessionnel, que David va accomplir entre cinq femmes - Laurie, le premier amour, et la découverte heureuse de la sexualité, Polly, sa femme malheureuse, Riva, l'activiste noire, Vernice, la poétesse inaccessible, qui révèle "la malédiction d'un savoir pré-édenique", et Vera, la jeune mexicaine, venue de Veracruz.

Mais les affres de sa vie sentimentale ne parviennent guère à l'entraîner avec assez de puissance hors de sa tentative envahissante d'élucider le passé de la famille - une entreprise de vingt ans qui le mènera jusqu'au milieu de la vie avant qu'il ne commence à s'en libérer. Tentative profondément solitaire, presque panthéiste dans sa communion avec la nature du Grand Nord, qui n'est finalement guère accompagnée avec constance que par Carla, la petite chienne "compagne de voyage", tous deux se plaçant ainsi à la faveur de longues escapades sauvages à l'écart de "la communauté humaine".

Si "la conséquence à long terme de la cupidité, c'est le vide", alors le jeune David va aussi tenter, à travers sa formation universitaire, de trouver, par opposition, dans la spiritualité et la littérature les appuis d'une autre trajectoire, à la fois curieuse du monde et avide de sens. Son parcours de jeune étudiant du Midwest refusant, son tour venu, de passer lui aussi par Yale, fourmille de références aux grands écrivains européens - Thomas Mann, Tchekov, Stendhal, Céline - et américains - ici, Faulkner plutôt qu'Hemingway. Du côté de la spiritualité, c'est l'oncle Fred qui jouera le rôle du pionnier, celui dont la quête qui se perd aux confins du zen, joue le rôle pour le jeune narrateur de matière à penser - et à se libérer d'un catholicisme d'autant plus étouffant qu'il fait, depuis des générations, office de caution morale à l'entreprise prédatrice du clan Burkett.

Tout cela fait-il une identité américaine ? "On découvre maints univers différents aux Etats-Unis dès qu'on s'écarte des autoroutes et qu'on ne regarde pas la télévision". Une Amérique réelle en tout cas, très différente " des abstractions banlieusardes, des fadaises débitées à longueur de journée, de l'interminable logorrhée des journaux et de la télévision", ainsi que le lui rappelle le récit d'un ancien capitaine des Marines de la guerre du Vietnam.

On est pris par l'étrange beauté du livre de Jim Harrison, entraîné aussi par la naïveté de la quête de son jeune héros, qui dévoile par petites touches le visage d'une autre Amérique. Cette quête, à la fois saisie par l'histoire et ancrée dans la nature, dessine un itinéraire tout de réflexion critique, une tentative de prise de distance. Elle trouve en même temps son harmonie dans un syncrétisme original qui apparaît, au fil des pages, comme un hymne vibrant à une Amérique vivante, dont la capacité qu'il faut bien qualifier de résilience permet d'ériger la réalité que conte Harrison en histoire plus prenante encore que le mythe.