09/09/2007
Autour de la guerre (1) B-17G : Disturbing the Universe
J'étais entré chez Tschann un après-midi, à court d'idées, mais avec l'envie de lire de bonnes choses. Je m'étais installé au beau milieu de la librairie et j'avais proposé à deux ou trois membres de l'équipe de me faire partager leurs coups de coeur. Ecoutant les uns, soupesant les autres, je faisais de grandes piles hétéroclites et désordonnées dans les coins en tentant de me faire l'idée la plus juste possible de la qualité des relations que nous pourrions, chacun de ces livres et moi, entretenir par la suite. Si, comme le dit Pierre Lepape, "la lecture est le plaisir le plus comparable au plaisir amoureux", cet après-midi-là confina sans aucun doute au libertinage, gravité incluse. Effet sans doute d'une trop grande distance prise dans les mois qui avaient précédé avec les livres, je voulais les embrasser tous, mais il fallait choisir. Entrant pour chercher de quoi lire, on se souvient soudain - le temps manque - que l'on va mourir. Au lieu pourtant d'en éprouver de la tristesse, c'est un supplément d'intensité que l'on ressent, comme un surcroît de monde.
L'un d'eux me mit entre les mains "B-17G", ce petit livre de Pierre Bergounioux que je calais tant bien que mal dans la pile finale, et auquel j'ai repensé ces derniers temps en écoutant de vénérables Américains évoquer leur guerre en France. Ces deux-là - l'un a plus de quatre-vingt dix ans, l'autre quatre-vingt bien tassés, et tous deux tiennent une forme étonnante - ont eu de la chance. Ils en sont revenus et évoquent aujourd'hui cet épisode si intense et si lointain de leur vie avec une légèreté presque ironique, au sens de l'ironie du sort, qui masque mal, à la vérité, la gravité du souvenir de leurs morts (Holdridge par exemple a toujours refusé de mettre un pied dans un des cimetières américains de Normandie : on devine qu'une seconde fois, il en aurait été dévasté).
A l'origine de ce petit livre, il y a une photo. C'est une petite vignette, assez floue, qui apparaît sur la belle couverture noire de la nouvelle édition de l'ouvrage chez Argol, et qui représente la partie arrière d'un bombardier en vol. L'appareil a été touché et une fumée épaisse jaillit sur la gauche de la carlingue. L'avion est un B-17, un modèle G, la plus récente à l'époque des "forteresses volantes" qui furent présentées à Seattle en 1934 et qui pillonnèrent l'Allemagne dans les dernières années de la guerre. "Ce n'est pas à riposter, écrit Bergounioux, comme au cinéma, comme y songent les gosses, que j'ai pensé lorsque j'ai revu la Forteresse volante. C'est aux gosses qui se trouvaient à bord. Ils furent les protagonistes d'une mutation sans exemple ni précédent de la civilisation matérielle et morale et payèrent de leur vie ce privilège exorbitant".
Dans chaque appareil, dix hommes. Qui sont-ils ? s'interroge l'auteur. Le navigateur, par exemple, est-il d'origine juive, d'un père tailleur dans East Harlem qui lui aurait fait étudier le droit commercial ou les techniques bancaires ? Ou bien est-il d'ascendance écossaise, napolitaine, danoise, allemande ? " Ils sont dix à endosser leur équipement avec la peur au ventre et le souci de la contrôler, de refuser la moindre liberté au gosse qu'ils étaient à quelques heures d'ici et qui, s'il avait voix au chapitre, dirait non, se roulerait dans l'herbe en pleurant, s'enfuirait pesamment, sans espoir, à cause des grosses bottes qui pèsent aux pieds". Je repense aux propos d'Adam, l'autre soir, qui confie avoir échappé à la guerre en Irak au titre de sa participation à la réserve de l'US Air Force grâce à un certificat de convenance d'un oncle médecin : à guerre illégitime, dit-il, esquive déloyale. Cette guerre n'est pas plus populaire aux Etats-Unis qu'ailleurs.
Là, pas le choix. Et puis, pour le coup, ces jeunes types venus de tous les coins de l'Amérique sont reliés par "l'élement moral qui anima les adversaires du nazisme, la certitude de combattre le Mal, d'agir, chacun dans sa partie, et jusqu'à l'intérieur d'un bocal en Plexiglas suspendu dans les airs, au nom de l'humanité". Leadfoot, Butcher Shop, Shoo Shoo Baby... Il y aura sans doute une inscription ludique peinte sous la cabine, entre une pin-up et un canard sorti de Tex Avery. "Ils respirent une nouvelle fois la senteur verte, entêtante qui monte du pré". Trente tonnes de métal, de carburant et d'explosifs décollent bientôt. Le lourd appareil grimpe, prend son envol, puis son rythme de croisière dans la profondeur des cieux anglais. Il fait froid. A bord, combinaisons chauffantes et masques à oxygène sont de rigueur. L'appareil est équipé d'un viseur Norden qui, dit-on, permet de placer un bombe dans un tonneau de choucroute à une altitude de vingt mille pieds.
Hemingway a bien tenté l'expérience, mais c'était dans un B-25 Mitchell en mission sur la France. Et puis, souligne Bergounioux, "Hemingway est trop vieux. Le vif de l'expérience, sa hauteur, sa fraîcheur virginale - moins cinquante degrés - lui échappent. Elles requièrent des êtres pareillement frais, qui s'ignorent eux-mêmes, des cieux inviolés et mortels". Non, ce gars-là, qui a dix-neuf ans, "il a peur, il a froid, il n'arrive pas à penser". Ceci encore sur la littérature et la vie : "C'est toujours ainsi qu'il en va. La réalité, lorsqu'elle pulvérise l'idée qu'on s'en faisait, qu'elle nous rappelle son existence, sa royauté, sa puissance, c'est invariablement avec pertes et fracas. Pour l'accueillir et, s'il se peut, la projeter par le moyen du langage articulé, sur du papier, il y a deux préalables, qui sont de l'éprouver en personne et d'être sans prévention ni but précis, sans passé ni projets pour l'avenir, d'avoir moins de vingt ans donc. C'est des premières expériences que les récits tirent leur substance. Ensuite, on s'assagit. La vue baisse. Les artères s'encrassent. L'ankylose gagne".
Au-dessus de tout cela, dans le vacarme assourdissant des moteurs qui hurlent leur puissance, les souvenirs d'enfance remontent. Ce jeune type, les mains agrippées à la mitrailleuse, "il a forcé la porte invisible. Il parcourt avec des bottes de sept lieues l'antique domaine des Dieux". Il peut nommer les choses, refaire le monde presque, d'un autre point de vue. "Tous les hommes devraient enfiler un jour une combinaison fourrée et faire un stage de dix minutes à vingt-quatre mille pieds. C'est d'un oeil différent qu'ils verraient la terre, l'agitation microscopique dont elle est le théâtre. De leur séjour en altitude, ils rapporteraient le léger décalage, la réticence à quoi se ramène, pour l'essentiel, la sagesse".
C'est vers la même époque que Dyson, le physicien, qui aimait rien tant que monter sur un arbre un livre entre les mains, s'interrogeait sur les temps proches où nous pourrions, précisément, en prenant un peu plus de hauteur sur le monde, nous rapprocher d'un sentiment "d'unité cosmique". Dyson fut sollicité par la base de Wyton pour trouver une solution aux pertes humaines effarantes dans ces bombardiers, en l'air. Pour lui, la trappe d'évacuation était trop étroite : d'un pouce. Un pouce manquant, et des milliers de jeunes types "brûlés vifs dans leur appareil transformé en torche". Après quoi, Dyson s'en va rejoindre les équipes de Fort Alamos, au Nouveau-Mexique, "pour libérer les forces infernales dans le noyau de l'atome". Disturbing the Universe. Le cauchemar l'emporta sur la poésie.
L'escadrille passe la côté hollandaise. Elle approche. Bientôt, on va commencer à écraser les usines d'armement allemandes sous les bombes. Mais, en dessous, la DCA commence à canarder. Surtout, les bombardiers sont pris en chasse par l'aviation nazie. Un premier bombardier, positionné plus bas dans la formation, tombe. Aucun des types avec lesquels on avait, la veille, passé la soirée, n'a évacué. On se tait. "Lorsque, à l'automne 1943, la 8ème armée se rendit à Schweinfurt, où l'on fabriquait des roulements à billes, puis à Augsbourg, sur les usines Messerschmitt, un pilote rescapé déclara qu'il aurait pu se passer de navigateur. A l'aller comme au retour, la route était jalonnée par les bûchers funéraires des avions abattus qui brûlaient au sol".
Aux commandes de sa mitrailleuse 12,7 mm, Smith commence à riposter aux attaques qui montent vers l'appareil. Figé par le froid, emporté par le recul de la mitrailleuse, il a oublié ses cours de tir, tarde à ajuster les trajectoires, manque ses cibles - la meute des Focke-Wulf qui se rapproche, en esquivant les traceuses qui passent de part et d'autre. Ça crépite de partout. D'embardées en virages, les chasseurs reviennent bientôt dans l'axe. "Depuis que les chasseurs ont glissé sous ses yeux, il s'est écoulé quelques secondes, à peine, mais si chargées d'événements, de sentiments contraires, enchevêtrés, violents qu'elles équilibreraient, au trébuchet du temps, des jours, des mois de la durée où baignent, beaucoup plus bas, la terre simplifiée, sommaire, l'étain figé de la mer, les vieilles années". Après ? "Le pilote du chasseur est une vieille main. Il a dix ans de plus que la bande d'adolescents affolés qui cherchent désespérément à le voir et n'y arrivent pas".
Il arrive qu'en s'arrêtant au beau milieu d'une plaine de l'Indiana traversée de quelques nuages perdus, face à une brise légère, apercevant soudain le léger tremblement de la main d'un vieillard qui en est réchappé, ou achevant le livre de Bergounioux au creux d'une nuit silencieuse comme une tombe, il arrive qu'on se sente soudain saisi de cette pulvérisation en masse de la jeunesse américaine - des gars du Wyoming, du Dakota ou d'Alabama -, au-dessus de l'Europe. C'est comme un frisson glacial, presque un éclair douloureux qui traverse le torse. Mais ça ne dure pas très longtemps, en fait. Après tout, les morts sont les morts, non ?
19:50 Publié dans Qu'est-ce que la littérature ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, Etats-Unis, Seconde Guerre Mondiale, avions, Tschann, Pierre Lepape