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07/08/2007

En lisant Les Bienveillantes (1) Bienvenue dans la fosse

894 pages, près de 2 millions de signes, un bon kilo de littérature, environ 35 heures de lecture. Il faudrait aussi compter les temps de suspension, au beau milieu de la page, les retours en arrière, les paragraphes repris lentement, lettre après lettre, mot après mot, pour reconstruire une phrase dont le sens se disloque sous vos yeux. Et puis le temps passé, entre les séances de lecture, à penser au livre : cela fait bien le double, et s'étale sur plusieurs semaines, soit deux ou trois mois pour une lecture qui compose avec la vie, les obligations et les tâches, les interruptions nécessaires, d'autres lectures peut-être.

Il y a, au propre comme au figuré, une énormité des Bienveillantes, un compagnonnage physique obligé qui s'impose au lecteur. Le poids du livre ne permet pas de le lire n'importe où ; il contraint à une certaine immobilité, oblige à se caler, soi et le livre, quelque part et à s'organiser pour passer un moment dans ce repaire. Physiquement, on pense à Belle du Seigneur. D'emblée, on sait qu'il va falloir passer des heures sur ce gros volume à l'écriture serrée et aux paragraphes denses qui n'intégrent que peu de coupures. Comme si, plus encore qu'au compagnonnage, le livre contraignait à une sorte d'immersion, à une apnée profonde. Et infernale.

"Si tu m'ouvres, tu plonges avec moi" semble susurrer l'ouvrage en marge des célébrations, du raffût des Grands Prix au bruissement des magazines (mais, nouvelle victoire de Proust contre Sainte-Beuve, Littell a peu à en dire au-delà de ce qu'il en écrit et qui suffit en effet). On a parlé du retour du bourreau comme pour contrebalancer la propension contemporaine à la repentance. Il est juste qu'en passant un certain point de la lecture des Bienveillantes, on entre nécessairement dans une sorte de fascination morbide pour l'horreur ordinaire du génocide. Mais s'empresser de théoriser cela, c'est aussi manquer la dimension et, pour ainsi dire, l'expérience personnelle du roman. Ce serait comme essayer de noyer le poisson de la conscience qui surnage tout de même un peu, en glissant de temps à autre : "Et toi, projeté là-dedans - soldat ou professeur, machiniste ou fonctionnaire -, qu'aurais-tu fais ? Es-tu bien sûr de tes habits de héros ?".

On croyait, si l'on ose dire, le sujet clos, glissant, peu à peu, d'un siècle l'autre. Comme un souvenir douloureux qui passe avec le temps. Un souvenir de la Shoah de Lanzmann, une nuit d'été, à vingt ans. D'autres lectures. Le dernier des Justes. Un vieux manuel aux pages un peu moisies. D'ancestrales discussions ayant fini par replonger dans les profondeurs de l'histoire - des petits et des grands événements, des amitiés, des déchirures, de la formation intellectuelle ; du moment où, sortant de l'adolescence, l'on apprend à être un homme. On n'en voyait plus qu'à peine affleurer, ici une commémoration perdue, là un propos antisémite, l'indignation qui suit - et, au passage, le déshonneur de Barre. Puis, tout cela retombait, englouti dans la succession folle de l'actualité, fatigué de charrier cette mémoire-là, plombée par la pesanteur des faits.

Oublier ou mourir ? Mais il faut bien vivre. Chiche, dit Littell, qui s'isole, reprend le sujet, dégoupille, et nous fait péter tout cela à la figure. Une sorte de Précis de décomposition, mais sans l'élégance - un précis de décomposition brut, un traité où pour une fois les mots ne masqueraient pas les choses, où la morale ne préempterait pas la physique, une sorte d'anti-Traité de sciences naturelles du XVIIIème siècle, un nouveau roman de l'horreur. Vous voyez le roman là, posé sur un coin de table ou bien dressé, là, dans la vitrine ? Allez-y, prenez-le, ouvrez-le ! Bienvenue dans la fosse.