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22/01/2008

San Francisco (2) Mustang Ride

Bullit ou 60 minutes chrono, Steve Mac Queen ou Nicolas Cage ? En Amérique, le mythe finit toujours par porter le mouvement et l’image par l’emporter sur le réel. A l’arrivée, on embarque finalement dans une Ford Mustang, un modèle V8 décapotable bleu nuit, tout neuf, qui n’attendait, que nous, sur le parking d’Oakland Airport, pour faire rugir ses 300 chevaux sur la 880 Nord.

D’Oakland, il suffit en effet de remonter plein nord en prenant toute la zone portuaire, qui encercle la baie, en écharpe avant de s’aligner sur Bay Bridge. Puis de se laisser happer par le flot des voitures, de ce côté-ci vers San Francisco, ou de l’autre côté de la ville, plus à l’ouest, par Golden Gate Bridge, vers Sausalito.

Il y avait les montagnes russes, il y aura les collines californiennes. Toute la puissance du moteur retient la voiture dans les descentes à pic et l’accroche au bitume dans les montées abruptes. Au ralenti, dans les lacets de Nob Hill ou entre les virages en épingle de Lombard Street, le moteur ronronne ; en pleine vitesse, il vrombit tandis que, saisie par l’accélération, la voiture maîtrise alors avec peine un mouvement de chasse par l’arrière. Il arrive même en descendant Cough Street, dans l'alternance des pentes et des replats que, comme dans les films, le monstre finisse par décoller.

Un soleil clair inonde la ville, au beau milieu d’un hiver qui ne semble pas d’ici. Plus tard, depuis la tour du De Young museum, au-dessus du jardin japonais, on voit la ville enveloppée de la belle lumière de la fin d’après-midi à travers de larges vitres voilées. En bas, les figures de fil suspendues, en forme d’arbres symétriques ou d’amphores inversées, de Ruth Asawa prolongent la magie de ce fragile équilibre tandis qu’un triangle végétal encastré dans le bâtiment frissonne au vent du soir d’un mouvement irréel.

Quand le soleil commence à tomber, depuis l’immense Golden Gate Park qui barre tout l’ouest de la ville, il faut remonter Martin Luther King Avenue à toute vitesse pour gagner la côte avant qu’il ne soit trop tard. Là, longer la plage au soleil rasant, puis rejoindre la procession des voitures qui s’arrêtent, plus bas, face au Pacifique jusqu’à ce que le soleil sombre dans les eaux. C’est comme si, ici, la mer se retenait d’attaquer la côte en échange d’un respect de la nature qui transparaît de toutes part dans la ville.

On revient alors vers Oakland en coupant par Sloat et Polavista. Sur le chemin, en bifurquant sur Twin Peaks, on voit San Francisco se couvrir progressivement de mille faibles lueurs, qui semblent n’apparaître que pour rehausser la pâleur rosée soudainement prise par les maisons. Bay Bridge, retour : la Mustang file dans la nuit comme un avion en suspension au-dessus de la baie.

20/01/2008

Les nouvelles élites (2) Rupture ou fracture ?

Le piège des 35 heures

Le repli relatif de cette génération n'est pourtant pas synonyme de fermeture : l'ouverture, au contraire, est une valeur essentielle. "Nous sommes sans cesse confrontés à l'étranger, aux autres cultures. Cela fait partie de notre existence et ça nous aide à avancer" en développant "une vraie curisosité intellectuelle". L'une des vraies faiblesses de la France ne tiendrait-elle pas à son absence de curiosité ? s'interroge un quadra.

Les nouvelles élites croient au travail, condition de l'épanouissement individuel. D'où parfois une critique progressiste de la diminution du temps de travail : "La gauche est tombée dans un piège à travers les 35 heures, en oubliant que la capacité de travail des gens est leur seule fortune quand ils n'ont pas de patrimoine". Mais cela n'empêche pas une attention accrue à la qualité de vie. Au fond, dit l'un, " je ne recherche pas le pouvoir pour l'argent, je recherche l'argent pour la liberté".

Cette génération, résument les auteurs, vit dans l'idée "que le fait d'avoir des amis, une vie affective, du temps pour aller au cinéma, tout cela est nécessaire pour construire l'individu et le rendre plus intelligent dans l'exercice de sa fonction". Avec un peu d'ouverture sur le monde, on ne saurait mieux dire.

Fracture générationnelle

"Quand avons-nous cessé d'écrire l'épopée ?" s'interrogent les quadras en s'empressant de mettre ses aînés en accusation. La génération précédente n'aurait pas joué son rôle de passeur. Ni pères (affairés), ni repères (dissous) : il n'y aurait pas eu de guides. De fait, la génération de Mai 68 s'est construite sur sa contestation de la société patriarcale, et donc son refus de la transmission.

Première génération sans héritage ? Ce vide, qui aurait dû être libérateur, donne le vertige aux alterélites. Première génération post-moderne donc, qui vit avec l'idée qu'à peu près toutes les formules ont été essayées avant elle. Ce désengagement, parfois mâtiné d'impuissance et de cynisme, serait d'ailleurs entretenu par la génération 68. Certaines idées, lance un témoin, ont pourtant conservé leur intérêt, comme le partage ou la solidarité.

Deux populations paraissent, en tout état de cause, exclues de cette concentration des responsabilités par les aînés : les jeunes et les femmes, ces deux catégories étant en compétition avec les groupes issus de la diversité avec, bien sûr, des effets de cumul dont Rama Yade représente aujourd'hui l'emblème.

Nouvelle humanité ?

Pour cette nouvelle génération, il y a en fait la crainte d'être squeezée entre celle de 68 et celle qui vient derrière et qui a aujourd'hui aux alentours de vingt ans. Car si les nouvelles élites partagent une mémoire commune avec leurs aînés, leurs cadettes échappent totalement à cet univers de références. Bref, les 20-25 ans intriguent et désarçonnent.

Les interprétations sont ouvertes : s'agit-il d'une génération pragmatique, dégourdie, avec de la fluidité, ou bien d'un groupe s'assimilant à des fonctionnaires, plus soucieux de leurs droits que de leurs devoirs et motivés par la sécurité qui s'imposerait en des temps difficiles ? Ainsi parfois, "la peur pour leur équilibre personnel fait qu'ils préfèrent fonctionner à bas régime".

Ultime lecture : pour les 30-45 ans, les 20-25 ans sont les premiers specimens d'une nouvelle humanité. Mais c'est alors aussi une génération qui, née dans le système, pourrait aussi trouver le ressort de le contester de nouveau. Ainsi la dernière présidentielle a-t-elle dynamisé sur le plan politique les 15-20 ans qui affirment aujourd'hui une confiance retrouvée et une volonté d'action.

De leur côté, les nouvelles élites ont-elles les moyens de changer les choses ?

17/01/2008

Les nouvelles élites (1) Mao, Sarko, boulot

Apostrophe

Dans un projet d'article pour Le Monde, j'avais, juste après l'élection de mai, insisté sur le fait que ce qui me semblait essentiel à l'issue de l'élection présidentielle, c'était qu'elle consacrait l'émergence d'une nouvelle génération - une génération qui, dans tous les domaines, aspirait à prendre le pouvoir. C'est par là que commence Fouks et son équipe dans "Les nouvelles élites - Portrait d'une génération qui s'ignore" (Plon) : "L'élection, dit-il, vient de révéler le fait générationnel en France : elle va permettre à une nouvelle génération du pouvoir d'exister".

Comme je l'ai fait pour le dernier ouvrage de prospective d'Attali (cf Brève histoire de l'avenir), je voudrais ici rendre compte assez largement de cet ouvrage qui, pour les gens de ma génération, me semble marquer, comme on dirait dans les officines gauchistes, un moment de conscientisation particulier sans lequel on comprend mal, je crois, tant la lassitude sociale-démocrate que l'émergence du phénomène Sarkozy. Je vous propose de le faire avec vous, d'une façon largement ouverte au dialogue, aux analyses croisées, à l'esprit critique - il ne manque guère par ici -, à l'apostrophe sinon à l'invective, et cela aussi bien avec la génération qui précède qu'avec celle qui suit. Si tout le monde s'y met, ça nous promet une belle discussion, sur un terrain qui semble un peu plus digne d'intérêt que le clinquant du moment.

Génération diverse

Yade, Mignon, Bertrand, Dati, Wauqiez, Kociusko-Morizet : il y a eu sur ce point une incontestable audace de Sarkozy tandis qu'au PS, comme dans l'administration, ce sont toujours les statuts laborieusement acquis (au prix d'un recyclage des vieilles idées en guise de créativité souligne Daniel) et l'avancement à l'ancienneté qui prévalent. En même temps, c'est un renouvellement qui dépasse la seule question de l'âge : ce gouvernement intègre, de fait, des personnalités issues de la diversité, des gens de droite et de gauche, des professions libérales et non seulement des fonctionnaires, bref, c'est un autre paysage du pouvoir, plus proche du visage divers de la société.

En sens inverse, actant le fait que le vrai pouvoir est aujourd'hui économique, les hauts fonctionnaires désertent plus volontiers le service de l'Etat pour rejoindre le privé - et ce n'est certes pas ici qu'on se lancera dans l'habituel couplet anti-pantouflage. "C'est là, en effet, que s'initient et se développent les véritables dynamiques de changement". Après la "rétention chiraco-jospinienne" - une glaciation ? -, les forces vives se libèrent. "En cinq ans, rappelle Fouks, la moyenne d'âge du CAC 40 ets passée à cinquante-quatre à quarante-six ans". Si ce renouvellement générationnel a tant tardé pourtant, c'est que la génération d'avant, celle de Mai 68, "a préféré la rupture à la transmission, en favorisant les logiques d'establishment : les révolutionnaires d'hier sont devenus les conservateurs d'un système égoïste et dangereux".

Cela aurait commencé le 21 avril 2002 avec l'accession du Front National au second tour de l'élection présidentielle. "D Day" avec "D" pour défiance. Consécration d'une société de défiance généralisée. Ce serait au fond, écrivent les auteurs, "l'histoire d'un type un peu solitaire qui, sans nostalgie pour le passé, n'aurait pas une grande confiance dans l'avenir". Ce qui caractérise cette génération, c'est en effet la fin des idéologies qui avaient porté la génération d'avant. Un interviewé complète le propos : "Nous nous sommes, pour ce qui est de notre imaginaire politique, construits entre le 10 mai 1981 et le 21 avril 2002 avec, dans l'intervalle, le 11 septembre" - et le 9 novembre 1989 faudrait-il naturellement ajouter. Avec les affaires qui marquent le début des années 90 et l'ombre portée sur la fin du deuxième septennat de François Mitterrand, c'est aussi une période de désacralisation du politique.

Désespoir et bravitude

Cette génération (celle qui avait entre cinq et vingt ans en 1981) est aussi une génération sans histoire au sens où aucun événement fondateur, guerre ou révolution, n'est venu lui donner corps. Plus important encore, elle émerge, non pas dans un climat économique radieux, mais à l'époque des "trente piteuses", dans une société "où le travail n'apparaissait plus comme une valeur, mais comme une variable d'ajustement". "Le sida, la monogamie, la sécurité de l'emploi, c'est terne, mais c'est nous" dit un désespéré.

Dans cette "mix génération", ce qui prime, c'est la diversité. "Structurées par les différences, les alterélites mêlent les influences. Le rapport à la diversité structure donc leur vision du monde et leurs représentations. Vitesse, profusion, multiplicité sont les éléments avec lesquels elles ont dû apprendre à composer. De ce fait, les élites de 30-45 ans se fabriquent un nouveau mode de pensée et d'action, fait de croisements, de télescopage, d'hybridation".

L'ambition ? Elle s'est pour le coup ramené à la sphère familière : "le bonheur des gens autour, la famille, les collaborateurs", bref, le monde qui nous entoure, jusqu'à un singulier renversement des élans : "Nous sommes de parfaits égoïstes de façon collective, et de parfaits altruistes, de façon individuelle". Une valeur ? Dans un monde divers, c'est forcément la tolérance qui l'emporte. Avec la combativité qu'il faut pour tâcher simultanément de faire prévaloir ses idées. Ce qui compte, résume un jeune chef d'entreprise avec une inflexion plus managériale, c'est "le respect des valeurs, le goût de l'effort, la nécessité de se dépasser pour progresser".

13/01/2008

L'angoisse du conservateur devant le point de non-retour (Dubya et les tontons flingueurs)

" Le gars qui disait si vous voulez un ami à Washington, prenez un chien, savait de quoi il parlait" confie Bush, désespéré, à Robert Draper dans "Dead Certain : The Presidency of George W. Bush" (Le Monde du 11/01). Outre qu'on ne voit pas pourquoi le précepte vaudrait exclusivement pour l'Amérique ou les commandants en chef, Bush se présente également comme un homme qui aimerait par-dessus tout "les Grandes Idées et les petits conforts" rapporte Lila Azal Zanganesh. C'est humain. Il cultiverait aussi une "vision" plutôt qu'une "pensée" - confidence troublante, cette fois, pour ceux qui pensent qu'il y a quelque vertu, et d'abord d'entraînement, à proposer une vision.

Un type qui n'est pas un imbécile, au fond, résume la journaliste, mais qui apparaît "incroyablement borné" - ce qui rend toute critique impossible autour de lui -, et dont la faille tragique serait une "inattention presque exubérante pour le monde extérieur"... Quant à son impopularité, Bush la vit comme un dirigeant... clairvoyant mais incompris, ou mal aimé - un cocktail qui, chez nous, voyez Juppé sur les retraites ou Villepin sur le contrat de travail, a tout de même la vertu de faire moins de dégâts.

Austin Powers à la Maison Blanche

La question fondamentale pour lui, c'est : "Le monde en va-t-il mieux du fait de votre leadership ?" Il le croit (trois ans après l'invasion de l'Irak, il restait persuadé qu'il y avait bien eu là-bas des armes de destruction massive et, l'an dernier, il résumait la situation d'un tonitruant : "On pète le feu en Irak"). Il s'appuie pour cela sur un "optimisme compulsif" ainsi que sur une pratique verticale du commandement ; participatif le modèle américain ? - voire.

Moments de détente dans cet océan d'incompréhension : le président se laisserait aller, de temps à autres, à imiter le Dr Evil du fameux Austin Powers. Vous auriez tort de trouver cela incroyable, choquant ou même ridicule (et, accessoirement, désopilant en vous faisant une "vision" de la scène) : tout dirigeant normalement constitué a besoin de ces soupapes de décompression pour faire face, en particulier dans les moments d'adversité, à ses hautes responsabilités et, forcément, quand ça sort, ça décalamine. Et puis, ça détend tout le monde. Surtout dans son équipe, où les postes des uns et des autres se jouent parfois à mains levés au cours des dîners, comme pour l'éviction de Rumsfeld à l'automne 2006.

L'invention de l'Axe du Mal

Tout cela, qui serait amusant au cinéma (le Dr Evil en nouveau Dr Folamour), est, dans la réalité, très inquiétant - et d'abord pour les Républicains. Il n'est que de consulter le New York Times du week-end (la technique, soit dit en passant, pour venir à bout sans trop de peine de cette imposante littérature du week-end, c'est d'en distiller la lecture dans les temps creux de la semaine, notamment lors des déjeuners chez Brown Bag) pour en prendre la mesure.

David Frum confie ainsi : "I am terrified that we can lose the election in 2008. We can lose in 2012, and it will take us half a dozen years to do the rethinking we need to do". Membre du célèbre think tank conservateur, l'Americain Enterprise Institute - où j'ai rencontré récemment Norman Ornstein, l'un des meilleurs spécialistes de la politique américaine (voir le compte rendu de mon entretien avec lui sur mon blog professionnel à la rubrique Institut Montaigne) -, Frum, un gars de Toronto (une ville merveilleuse, on ne le dira jamais assez) venu s'établir ici, monte ainsi au créneau pour la sortie de son manifeste : "Comeback : Conservatism That Can Win Again".

"Clean power"

Conseiller politique de Rudy Giuliani, Frum a été auparavant l'une des plumes du président Bush. Il est notamment à l'origine de la formule "Axis of Hatred" (l'axe de la haine) devenue, comme on sait, après un brain storming inspiré à la Maison Blanche : "Axis of Evil". Et rendue publique par W (prononcer "Dubya" en texan) lors du Discours sur l'état de l'Union, début 2002.

Le moins que l'on puisse dire est que le camp Giuliani prend ses distances avec l'administration Bush et, plus largement, avec une idélogie conservatrice qu'il estime être "intellectuellement épuisée". Exemple typique de ce besoin de renouvellement idéologique : la question de l'environnement. Frum confie là-dessus qu'après avoir vu l'émergence de cette question comme un prétexte pour accroître l'emprise de la réglementation fédérale, il en reconnaît aujourd'hui la portée - et l'importance dans l'opinion. D'où sa proposition d'instituer une taxe carbone pour encourager l'innovation dans le domaine des énergies propres.

C'est ainsi que se traduit l'expression américaine "clean power". A lire pourtant le spin doctor passé chez Giuliani, on ne peut s'empêcher de penser que la frayeur face à l'étendue du désastre gagne en effet les milieux conservateurs (voilà déjà longtemps, d'ailleurs, que les meilleurs hauts fonctionnaires de l'administration Bush sont partis se refaire une virginité ailleurs). Et que, sous la profession de foi environnementale, on peut aussi entendre l'envie de nettoyer, d'une tornade verte, la Maison Blanche.

12/01/2008

Into The Wild (l'adolescence n'est pas une mauvaise passe)

C'était dans un petit cinéma de Grandview, le Drexel Theater, sur les bords de l'Olentangy River. Une salle tout en longueur à laquelle on accède par un vieux porche, comme un vague rappel de l'entrée des théâtres de Broadway, ou du North Loop. Quelques spectateurs disséminés, confortablement installés dans de vieux siège à bascule face à un écran surmonté d'un ventilateur en bois. Un petit air du Sud.

C'est pourtant en Alaska que l'on plonge avec l'épopée d'Alexander Supertramp, un nom d'emprunt que se trouve le jeune Christopher, 24 ans, lorsqu'une fois son diplôme de l'Université de Georgie en poche, il décide de partir à l'aventure. Impulsion adolescente ? Sans doute. Ce qui signifie qu'il s'agit à la fois d'un acte vital et d'une mise en danger car, pas plus que l'Alaska n'est la Floride, ce départ n'est une fugue légère.

L'âge d'homme

Entendons-nous : le périple est aussi plein de légèreté, de fantaisie, de chaleur. Et, des canyons du Colorado larges comme des baies aux toundras du grand Nord, des terroirs de la Sonoma aux plages californiennes en passant par les plaines du Sud Dakota, d'une beauté saisissante. Mais ce n'est pas une escapade pour rire : c'est un départ qui s'ancre loin dans le passé. Dans les heurts entre des parents aisés - archétype de la middle class républicaine (on est en 1992 et la voix de George Bush père apparaît ici ou là fugitivement à l'écran) - mais souvent déchirés sous le regard effrayé de Christopher et de sa soeur.

Plus encore, partir, c'est exprimer avec vigueur le refus qui s'impose soudain à l'adolescent d'un consumérisme d'autant plus vide de sens qu'il remplit tous les espaces de la société et jusqu'aux rites intimes et familiaux. Pour tout héros, il y a dans les contes à la fois des épreuves et des magiciens. Les magiciens rencontrés, tous un peu en marge du système, à leur manière, ne manquent pas. Et ils comptent, chacun avec son grain de générosité ou de folie, dans les repères qu'ils donnent à Christopher tout au long de son voyage jusqu'à "l'âge d'homme" (l'expression, qui fait un chapitre du film, fait forcément penser au beau titre de l'autobiographie de Michel Leiris, et à la théorie qu'il y expose du dévoilement de soi comme mise en danger).

Il y a ce couple hippie, à la fois nomade, sage et bienveillant, qui suggère moins une exclusion qu'un choix (et aussi, chez elle, une brisure plus intime) ; la jeune chanteuse qui s'éveille soudain à l'amour (un film américain qui, pour une fois, en sublimerait la secousse ? cela vaut forcément le détour) ; et son grand-père, tel un vieil Indien au milieu du monde, choisissant le désert, à la foi communicative. Il y a encore cette assistante sociale black à L.A. - à peine retrouvée, la ville donnera pourtant à nouveau envie de la fuir pour les grands espaces sauvages ; cet agriculteur repris de justice, juste mais repris ; et puis le vieux Son, le grand-père de coeur.

Entre nous

Tout magicien suppose certes son dragon - un vigile, par exemple, rossant le jeune voyageur embusqué dans un train pour passer la frontière, mais ces dragons-là ne comptent guère ici au regard des démons intérieurs. Emile Hirsch n'est pas Leonardo DiCaprio (qu'il rappelle pourtant physiquement) et Into The Wild n'est pas Titanic. Un cinéma plus réaliste, moins spectaculaire, moins attendu au final.

Sans doute. Mais sa valeur tient en réalité moins à ce réalisme-là qu'à sa poésie farouche. Une poésie à la Sean Penn, de celle qu'appelle les grands espaces au-delà de San Francisco, cette cité consciente et rebelle. Ainsi, à la mise en danger de la vie correspond la mise en abîme du récit, comme un emboîtement de causes non pas fatales mais nécessaires. L'adolescence, ici, ce n'est pas une mauvaise passe, c'est une initiation

Ces rencontres seront-elles suffisantes pour passer de l'adolescence à l'âge d'homme ? Ce qui caractérise l'épreuve, au sens initiatique, c'est qu'on s'y expose sans en connaître l'issue. Or, ce qu'exige l'existence de Christopher, c'est moins de simulations et plus de rencontres. Moins d'aise, plus d'inconfort. Moins de dissipations et plus de beauté.

Il y a l'épreuve des parents bien sûr - celle qui réveille sa mère en sursaut ou qui saisit soudain son père sur la route, le regard perdu vers un ciel vide -, celle de sa soeur, plus sereine. Celle de ceux qu'il a croisés et qui aimeraient que les choses prissent un autre tour en l'engageant, au moins, à donner à sa famille un signe de vie. Et puis il y a l'épreuve du spectateur, miroir de la connivence qu'établit Christopher avec lui et de cette confiance fragile qui se créée alors entre nous.

Ce film a un certain souffle. Allez donc prendre l'air.