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26/10/2007

Une famille qui roule peut toujours en cacher une autre (sur Little Miss Sunshine)

C'est une famille américaine typique de la middle class. Il y a le père, Richard, qui ne pense qu'à vendre sa méthode pour réussir en neuf points, pas un de moins. Le grand-père qui, s'étant fait virer d'une maison de retraite de luxe pour abus de drogues, échoue chez ses enfants, mi-reclus, mi-rebelle. Le beau-frère, Frank (le portrait craché de Nani Moretti, mais il s'agit de Steve Carell), spécialiste de Proust qui, éconduit par son jeune amant au profit de son rival à l'Université, se remet péniblement d'une tentative de suicide. Le fils, Dwayne, qui a fait voeu de silence jusqu'à son intégration à l'Air Force Academy, et qui, au beau milieu d'une franche adolescence, déteste franchement sa famille.

Voilà pour les hommes, aussi majoritaires par le nombre qu'ils représentent que par les problèmes qu'ils posent.

C'est mieux du côté des filles. Il y a d'abord la maman, Sheryl (un délicieux petit air d'Uma Thurman), qui tente : 1°) de faire fonctionner cette aimable confrérie autour de quelques règles de base (repas, organisation, entraide...); et 2°) de préserver un minimum d'harmonie au milieu des nombreuses incompatibilités d'humeur entre les uns et des autres. Par exemple, entre un père qui semble une fois pour toutes avoir borné tout horizon intellectuel aux neuf points de son "Parcours vers le succès" et le beau-frère, cultivé, homosexuel et dépressif. Et puis il y a la petite Olive (Abigail Breslin) - quoi, dix ans à peine -, une adorable petite tête ronde avec de beaux yeux clairs et interrogateurs derrière de grandes lunettes roses, un peu boulotte (Olive adore les crèmes glacées) et un large sourire plein de jolies petites quenottes.

Un sourire qui peut pourtant se transformer en cri horriblement strident lorsque Olive apprend qu'elle est finalement retenue depuis sa petite ville d'Albuquerque, Nouveau Mexique, pour participer au concours de Little Miss Sunshine organisé en Californie. Impossible de résister et, pour des facilités d'organisation, c'est tout le clan Hoover qui sera du voyage, ressuscitant pour l'occasion le vieux Combi Wolkswagen familial. Sous la houlette du tandem Jonathan Dayton / Valérie Faris, le reste fait un road movie plein de surprises, d'éclats de rires et de nouvelles fracassantes.

Une anti-Amérique faite d'anti-héros ?

A première vue, oui. Tout est bancale ici, et même le numéro qu'Olive a eu la bonne idée de préparer avec son grand-père inquiète. La famille Hoover n'est pas heu-reuse ; elle grince, elle craque de partout, à l'instar de la pauvre mécanique du camion à boîte de vitesses manuelle, bien différent des puissants 4x4 automatiques qui peuplent les banlieues huppées. On se raconte certes des histoires, mais elles ne font guère illusion que pour soi, peu de temps avant de partir en vrille. Sauf pour le grand-père peut-être, qui peut se payer le luxe, et d'une grandiose incitation à la débauche adressée publiquement à son petit-fils au cours du voyage, et d'une limpide déclaration d'amour à sa petite fille, un soir de trac. Un grand moment d'amour inconditionnel. Comme le sera, plus tard, la scène du réconfort de Dwayne par Olive, qui trouve l'approche juste là où les adultes rivalisaient de maladresse.

Tout cela ne fait donc pas un succès, ni en neuf, ni en trente-six points. Mais la famille paumée, entre ses contraintes pesantes et ses vaines ambitions, a aussi du ressort. Or rien en Amérique n'aide mieux à le révéler que les épreuves. En France, cela se terminerait mal (vous vous souvenez d'Un air de famille ?) ; ici, rien n'est moins sûr. Les êtres en sortent alourdis d'abord, puis libérés. Pour le coup, par la légèreté percutante de son interprétation, Olive permet enfin à son prénom de changer d'époque en substituant à la renommée couillue de la femme de Popeye, la force malicieuse de la petite Hoover.

Une sorte d'Amélie Poulain américaine capable, elle aussi, d'enchanter le monde de sa tribu en déroulant le fil d'un conte à travers lequel chacun, pour progresser, doit se confronter à sa vérité.

Plus qu'en France, aux Etats-Unis, c'est le home video qui tient de plus en plus lieu de cinéma, ce qui donne aux diffusions à domicile l'air de savoureuses premières, fût-ce quelques mois après la sortie en salle. Si vous n'avez pas vu Little Miss Sunshine, il n'est donc pas trop tard pour se laisser embarquer par ce road-movie grinçant et coloré.

23/10/2007

Un tour du monde express (8) Retour à Columbus par San Francisco et Washington. Cultiver notre jardin ?

Avant l'escale de Washington, où je serai amené à repasser bientôt, il faut passer par San Francisco, nouvelle porte des Etats-Unis - plus libérale en tout cas que ne l'est Chicago. Les services de l'immigration du Midwest, tout comme les services consulaires de l'ambassade des Etats-Unis à Paris d'ailleurs, ne brillent pas particulièrement en effet par leur ouverture d'esprit en matière de moeurs : pour eux, la norme américaine faisant simultanément référence et foi, hors du mariage, point de salut. Je suis en outre ici dans une situation semi-résidentielle entrecoupée de nombreux voyages qui suscite la curiosité et, une fois n'est pas coutume, la bienveillance de l'officier afro-américain qui s'occupe de mon cas.

Le même officier a auparavant, dans une salle à part, cuisiné et sans doute repoussé une armée de jeunes chinois qui tentaient d'immigrer. Ici aussi, vis-à-vis il est vrai davantage du Mexique que de la Chine (pour la Chine, ce sont plutôt les capitaux qui inquiètent), l'immigration, avec 700 000 nouveaux arrivants chaque année, est un sujet sensible, qui divise le camp républicain lui-même autour d'arguments classiques : les besoins de l'économie et les enjeux de l'identité. Non sans visée politique pour les plus avisés d'entre eux - c'est du moins ce qu'a voulu faire Bush, avec Rove. Une stratégie conservatrice dans l'air du temps - voyez Sarkozy chez nous avec la communauté issue de l'immigration maghrébine -, qui n'est d'ailleurs pas sans vertu tant il faut créer des modèles au sommet pour susciter du mouvement, et de la promotion, à la base.

A Columbus, capitale, au centre du pays, des fonctions administratives, universitaires - la plus grosse université américaine y a établi son siège - et des affaires à travers les sièges sociaux des grandes compagnies de la finance et des assurances, la vie semble à nouveau paisible, à l'abri des tumultes du monde. Le temps oscille entre une avalanche de soleil d'automne et une cascade de puissants orages. L'automne, ici, est d'une beauté saisissante. C'est comme si l'été finissait pour de bon dans un incendie visuel de grandes flammes orangées, tirant tantôt sur le rouge et tantôt sur le rose, qui embrasait tout, les arbres et les taillis, les forêts et les allées, les parcs et les jardins.

Parfois pourtant, un crépuscule blafard vient draper tout cela d'une atmosphère vaguement inquiétante de fin du monde. Prise en étau qu'elle est entre les grands froids de la pointe Nord et les chaleurs écrasantes qui remontent du grand Sud, la capitale de l'Ohio semble le point névralgique de l'affolement contemporain du climat. A la fin octobre, il fait ainsi couramment près de 70° Fahrenheit (plus de 20° Celsius) ici - une température douce qui favorise la récupération des contrées au climat chaud et humide traversées au cours de ce périple de 45 000 km.

Un "Welcome home" malicieux, du côté d'Hoolridge, salue notre retour au-dessus du jardin - un jardin qui semble, du coup, en pleine croissance automnale. De lectures de jeunesse - je reviens à la préface d'Aden Arabie et à Tristes tropiques -, j'avais retenu la vanité des voyages : il suffisait peut-être de lectures bien choisies et d'un peu d'empathie pour décrypter le monde et notre condition. Et puis la prétention des voyageurs qui se mettaient si peu, sinon en danger, du moins en cause, m'agaçait - voyez ce qu'il en est des réseaux diplomatiques et autres ghettos d'expatriés sous toutes les latitudes un peu exotiques : les antipodes absolus d'une altérité que l'on trouve au contraire, avec un peu d'attention et le sens de l'écart, si aisément à côté de soi (serait-ce là une des clés du succès rencontré par le roman de Muriel Barbery ?).

C'est sous un autre angle pourtant que je regarde aujourd'hui le jardin, tout de pelouse avec une poignée d'arbustes et quelques fleurs, autour de la maison. J'ai pris depuis lors un plaisir qui s'affirme aux voyages. Mais je découvre soudain en quoi le jardin nous civilise, combien les soins qu'il faut mettre à faire pousser et à protéger ce que nous y plantons nous entraînent à l'attention autant qu'à la patience, au travail comme à la méditation. Ce n'est pas tant, comme le suggère Voltaire, de s'occuper de ses affaires dont il s'agit ici, que de sentir, au contraire, combien cette occupation-là, ne serait-ce que quelques minutes par jour, nous relie au monde du vivant comme à la société des hommes. Avec plus de profondeur, à l'occasion, en traversant le jardin avec soin qu'en parcourant le monde en tous sens.

20/10/2007

Un tour du monde express (7) Hong Kong, l'art des affaires au pied de la Bank of China Tower

Hong Kong se dresse soudain, telle une New York du XXIe siècle, dès la sortie de Lantau Island, lorsque l'on quitte la zone de l'aéroport pour s'engager vers les Nouveaux Territoires, sur les façades de tours translucides scintillant de mille points de lumière. Des ponts immenses - Ting Kau et Tsing Ma Bridge - jetés sur la Mer de Chine vers Kwoloon s'étirent le long d'une dense toile de cables reliés à de lourdes piles de béton aux allures de portes impériales. Féerie de l'Asie des côtes et de ses vibrations intenses qui semblent aimanter le monde.

A l'Intercontinental, l'ensemble du lobby converge et s'épanouit vers les bars et les restaurants surélevés (dont un des Spoon de Ducasse) qui dominent la baie, sous la piscine à débordement et les spas de la terrasse, depuis la pointe avancée de Tsim Sha Tsui. Entre un lit immense et un large bureau aux formes courbes, la chambre, à l'étage, plonge elle aussi sur Victoria Harbour en un vaste panoramique qu'on laisse grand ouvert, la nuit tombée, en guettant le passage des ombres allongées que forment, au pied des gigantesques enseignes lumineuses, les innombrables embarcations de passage qui sillonnent le canal.

Des grimaces de Bruce Lee aux pitreries de Chan en passant par les polars infernaux de John Woo, le cinéma de Hong Kong fait de la large promenade qui borde Kwoloon une avenue des stars à la mode d'Hollywood. De part et d'autre du chemin vers la Clock Tower, qui se dresse sous les marbres du Peninsula, les ports à containers relégués aux marges de la ville voient se déployer les trafics en tous genres. Plus haut, au-delà des boutiques de luxe qui s'alignent sur les malls de la côte, le Temple Street Night Market étale ses marchandises, tout près de Shanghaï Street. Montres, bijoux, tee-shirts, statuettes, sacs, foulards, breloques de toutes sortes : tout un foutoir savamment ordonné s'accumule dans de minuscules échoppes de tissus et de bambous où le commerce règne en maître.

Pour se rendre sur Hong Kong Island, en face, il faut prendre un des lourds ferries, vétustes et rugissants, qui strient le canal de toutes parts. Parfois, un paquebot impose sa trajectoire aux jonques artisanales et aux barques de pêcheurs qui dévient soudain avant d'être brinquebalées par les flots. A d'autres moments, ce sont des vedettes militaires qui foncent vers la mer dans des gerbes d'écume : prennent-elles en chasse des pirates qui passent au large ou, seul signe de puissance tangible dans ce territoire tout entier dédié au commerce, ne s'agit-il que d'une démonstration de force ? Pendant la traversée, les gens s'assoupissent ou discutent à voix basse ; des touristes s'extasient. De vieux Chinois hurlent dans des portables, ou fument comme des pompiers, indifférents au monde. Et, lorsque le ferry accoste, on voit des miséreux, torses nus, filer, hagards, vers d'obscurs ateliers sous les quolibets de cadres narquois.

Partout, la foule se presse, mais sans se bousculer. Depuis l'embarcadère et pour atteindre le centre, il faut remonter par Fleming et traverser Wan Chai, où quelques maquerelles assoupies commencent à s'échauffer. Partout, au long d'Hennessy, de Gloucester ou de Queen's Road, des tours d'affaires jaillissantes écrasent de vieux immeubles, roses ou beiges, tout décrépis, truffés de climatiseurs délabrés. Tout un réseau de passerelles qui double en l'air les trottoirs permet d'enjamber les bouchons gigantesques qui immobilisent la ville et la rendent irrespirable et opaque. A moins que de grands vents marins ne viennent préparer le terrain pour de fulgurantes irradiations de soleil, de part et d'autre du détroit, qui paraît alors soudain comme un miroir de la ville. Un miroir trop éblouissant pourtant pour être contemplé, comme si l'image de la ville se déportait aussi au large, vers de nouvelles conquêtes.

Au Hong Kong Arts Center, l'art croupit misérablement entre deux instituts endormis et une exposition de photos perdue dans des escaliers vides. L'art ici, c'est celui des affaires : face aux formes audacieuses de la Hong Kong and Shanghai Bank de Norman Foster, Pei impose en face, un peu plus haut encore, sur les 70 étages de la Bank of China Tower, la croissance comparée du bambou et de l'esprit sur des losanges de verre aux faces décalées qui, la nuit tombée, dominent toute la baie de leurs jeux de lumière. Plus loin, comme dans un écrin en retrait de Garden Road, on prie sous le clocher modeste de Saint John's Cathedral, blottie, paisible, au pied de hauts palmiers.

C'est le tram, à deux pas, qu'il faut prendre pour rejoindre la Peak Tower. Vieux convoi de bois au bancs durs, le tramway remonte avec peine la colline dont la pente, entre May Road et MacDonnell, est si forte qu'on l'imagine à certains moments pouvoir renverser l'attelage. En bas, les flancs sont encore occupés de batisses entassées et de jardins minuscules : pas une once d'espace vide. Mais à mesure que l'on monte, ce n'est plus qu'une vaste étendue densément plantée et désertée de toute habitation jusqu'au pic. Depuis le sommet, une forêt de tours resserrées sur l'étroite bande côtière, et d'autant plus élevées qu'elles paraissent avoir été condensées à leur base - on dirait un assemblage de transistors géants -, semble se réfléter sur Kwoloon, avant de disparaître dans les brumes de la Mer de Chine. Au-delà, les secrets des villas néo-classiques de Mount Austin finissent par s'évanouir, au-dessus de Lugard, dans les méandres de Victoria Park.

Un jour ou l'autre, il faut bien redescendre des montagnes sacrées ; rien n'oblige pourtant à replonger brutalement dans l'arène. Au bout du quartier des antiques, le Man Mo temple - le plus vieux des temples maoïstes de la ville -, s'accroche à flanc de colline entre une rangée d'immeubles et un square minuscule qui lui fait face, juste à côté du réseau des échoppes d'artisans qui s'étagent en cascade autour d'Aberdeen. Un lieu discret, presque invisible n'étaient les allées-et-venues des dévôts venus décliner là leurs souhaits ou honorer les morts. Les bustes se penchent et se redressent en de longues litanies ; elles semblent se dissoudre dans des volutes d'encens qui s'insinuent partout et enfument le temple jusqu'à ses chapelles adjacentes. Ici, il y a un dieu pour la guerre. Mais il y en a aussi un pour la littérature.

18/10/2007

Un tour du monde express (6) Bangkok, en descendant le Chao Phraya

J'étais déjà passé ici, en 1996, pour ma première mission diplomatique à travers la réunion annuelle d'un groupe de travail franco-thaïlandais sur les questions économiques. J'étais alors notamment en charge, au Quai d'Orsay, du suivi de la Thaïlande et de la Birmanie. Avec la Thaïlande, il s'agissait pour l'essentiel de recréer des relations positives et confiantes afin de mieux permettre aux entreprises françaises de tirer parti des opportunités économiques locales. En Birmanie - Rangoon n'est qu'à quelques encablures de Bangkok -, l'objectif, de même, était de promouvoir les intérêts économiques français - en clair, l'implantation de Total - en résistant aux pressions, peu désintéressées, des britanniques ainsi que des pays scandinaves au sein de l'UE sur la question des droits de l'Homme.

Depuis lors, le régime thaï s'est durci à travers la destitution de Shinawatra avec la bénédiction du Roi Bhumibol tandis que l'on attend les prochaines élections et, à Rangoon, la junte, renouant avec la violence des années 88/90, a renoué avec une répression brutale, sanglante - bornée. A l'époque, nous avions, avec Michel Barnier, alors ministre délégué aux affaires européennes, rencontré les plus hauts dirigeants birmans pour mener avec eux un dialogue sur les droits de l'homme. Dans l'ascenceur en repartant, Barnier avait l'air aussi incrédule que le frère jumeau de Le Peron reprenant le train dans Coup de torchon - un grand moment de diplomatie, et une farce grotesque n'était la brutalité de cette bande de généraux primitifs et consanguins. Autant de repères lointains dans ma chronologie personnelle qui reparaissent furtivement à l'heure, la nuit tombée, de retrouver Bangkok.

Nous prenons nos quartiers au Metropolitan, entre le Sukhothai et l'ambassade de France, sur Sathorn Road. C'est un hôtel élégant qui se dresse au-dessus d'un étroit jardin tropical et surplombe une vaste piscine. De grands lys roses enchâssés dans de longs vases font une allée grâcieuse dans le hall entre d'antiques statues chinoises, vers les salles de restaurant et les espaces de bien-être. Une boîte de nuit chic, accolée à l'hôtel, accueille la jeunesse dorée et la faune de la ville.

On plonge bien un temps, de tuk-tuk pétaradant en dérivées piétonnes dans le centre trépidant de la capitale. Au pied des grandes tours d'affaires, tout semble en chantier, ou bien délabré dans de petits immeubles cubliques, multicolores et dépouillés. Dans la rue, de minuscules stands de restauration alignent des successions de brochettes, de soupes, de poissons et de légumes frits à côté de quelques tables de fortune où se presse la population de la ville. L'air est acide, le bruit omniprésent, en un mouvement qui semble ne pouvoir s'apaiser un peu que lorsque la nuit est déjà bien avancée.

En marge de cette atmosphère vibrionnante et saturée, une indéniable indolence se fait pourtant jour en creux, ici ou là, en retrait des grands axes, comme si elle était à la fois économiquement déplacée et culturellement puissante. C'est celle des gardiens et agents de tous ordres, des concierges, des cantonniers, de toutes les petites mains qui échappent au tempo des grandes artères. C'est, plus exactement, et comme chez les conducteurs de tuk-tuk, une indolence dont on sent qu'elle peut vite rentrer dans la ronde, avant de retourner, un peu plus tard, à son inertie première.

A travers la moiteur du climat, dans les interstices de la Cité des anges, on sent bien la déliquescence des moeurs qui guette le voyageur, cette ambiance où se mêlent la culture du massage et les circuits touristiques, les parfums un peu âcres dans les recoins des boutiques. D'ailleurs, c'est bien le gynécologue de Danièle Mitterrand qui s'ennuyait aux Seychelles après un poste en Afrique, que l'on finit par envoyer là et qui, d'échappées nocturnes en caves obscures aménagées dans les sous-sols de l'ambassade, ruina pour longtemps la crédibilité, sur place, de notre diplomatie.

Quitter les miasmes délétères du centre pour retrouver un peu d'air et de champ en plongeant sur le fleuve : je saute dans une longue embarcation qui m'emmène vers les faubourgs en une grande boucle vers le sud-ouest. C'est une jonque très allongée qui, mue par un petit moteur qui fait un raffût du tonnerre, se laisse glisser sur le fleuve en slalomant entre des embarcations plus imposantes. On coupe vers l'autre rive pour s'engouffrer dans un réseau de canaux plus étroits qui irrigue. Un autre monde commence au bord de ces flots kaki et calmes.

Les baraques sur pilotis se nichent les unes à côté des autres, coincées entre une végétation expansive et le réseau serré des canaux. Parfois, une demeure de luxe esquisse une fière apparition avant de disparaître bien vite derrière un épais rideau de mangroves. De grandes tours surgissent par endroits entre de petites installations artisanales et des chapelets de petits temples dorés. Des pêcheurs miséreux y croisent des marchands de pacotille. Les femmes s'occupent du linge, les enfants jouent dans l'eau, des adolescents fument sous les proches, les vieux contemplent un ciel gris qui semble absorber les couleurs.

Plus loin, on fait une halte obligée dans un vieux zoo un peu perdu, logé dans un méandre du canal. Tout y part à vau-l'eau, les murs décrépis, les bassins qui s'effondrent, les cages mal entretenues. D'un vieux crocodile apathique à un couple de perruches survoltées, entre des ours encombrés d'eux-mêmes et des singes mal à l'aise, les animaux hésitent entre la dépression et le chahut. On est loin du "Pig Racing Ground" du Sriracha Tiger Zoo... De l'autre côté, c'est la ferme aux serpents : des cobras royaux, dans des cages de verre, y dévorent leurs petits tandis que sur la piste d'un show dont les lumières semblent depuis longtemps éteintes de jeunes dresseurs provoquent des vipères pour une poignée de baths. Cet autre monde se clôt quand la ville reparaît, après la dernière écluse, avec les tours rutilantes de Bangkrak et de Samphan Thawong.

Etrange impression d'un monde qui nous échappe à travers les contrastes brutaux si familiers à l'Asie. Un authentique art de vivre plein de grâce et de goût y côtoie une misère crasse et, sous le mouvement trépidant de la ville, c'est l'indolence de la culture qui sommeille. On s'y abandonne un peu. On s'y perdrait. On s'en va.

11/10/2007

Un tour du monde express (5) A Sydney, Sex and Death dans Botanic Gardens

Au dernier moment, vers minuit, le vol d'United Airlines est annulé. Un problème de train d'atterrissage, semble-t-il. Dans l'assemblée des voyageurs, au bout du terminal, entre un maquereau caribéen et une vamp hollywoodienne, un businessman pakistanais et une mamie aussie, la fatigue creuse les visages ; pourtant, tout le monde se dirige avec calme vers l'enregistrement pour cette nuit d'hôtel improvisée.

Poursuivant la route vers l'ouest, on remonte le temps, entre deux escales ; en fait, on ne sait plus très bien ni où l'on est, ni quelle heure il est - et si on parvient à savoir l'heure, on ne voit plus très bien à quoi elle correspond sur le lieu de départ, lui-même lieu d'emprunt temporaire qui n'est pas le centre de gravité horaire que représente toujours, psychologiquement, l'origine non du départ, mais de l'expatriation.

Décalages en chaîne, qui ne sont pas qu'horaires. Ces trajectoires segmentées fragmentent le temps et l'espace ; en même temps, le mouvement renforce un étrange sentiment d'unité du monde et de familiarité avec les lieux que l'on traverse, comme autant de banlieues éclatées d'on-ne-sait-plus quel centre. Long survol de Polynésie, puis de la Mélanésie à l'autre bout. En bas, sous les boules de nuages qui quadrillent le plafond avec une régularité de toile aborigène, c'est le paradis. Un berceau du monde, avec des histoires d'australopithèques à rendre fous ceux qui les sous-estimeraient.

Sydney enfin, un nouveau soir venu. J'avais presque oublié cette Los Angeles proprette et sage qui fut jadis, de Nouméa, une oasis - surgie du désert, qui s'accroche à la baie et s'ouvre sur la mer. Sur le wharf de Woolloomooloo Bay, le Blue Hotel a pris ses quartiers dans un ancien entrepôt maritime relooké en résidence de luxe. Quelques vieux treuils de bois gris y surplombent un immense lobby bar, au-dessous de chambres cossues qui s'étirent le long de la baie, entre Potts Point et Macquaries Road.

Jamais ce tour du monde n'aura été aussi express. Pas le temps cette fois, de flâner sur Pitt Street, de remonter Oxford Street jusqu'aux belles villas victioriennes de Paddington, de retrouver Hyde Park, de bifurquer sur King Cross pour une gargote italienne sur Victoria Street ou bien un palais thaï plus loin vers Darlinghurst. A peine celui d'un détour par les Rocks, au-delà de Circular Quay, jusqu'à la pâtisserie française, et plus tard d'une incursion dans le musée des Nouvelles Galles du Sud pour une veduta de Canaleto.

C'est le printemps dans les Royal Botanic Gardens, lorsqu'on passe la porte de Woollomooloo, juste au-dessus de la madonne bienveillante de Fleischmann qui fait un signe discret au promeneur de passage. Entre les tours d'affaire qui surgissent à l'ouest au long de Macquarie Street et les flancs de la New South Wales Gallery, le parc s'étale de tout de son long jusqu'à la pointe avancée qu'il forme sur Port Jackson, où flamboie l'Opéra. Au petit matin, les jardins s'ébrouent lentement de tous côtés.

Sous son ordonnancement apparent, ce parc est une jungle qui reprend ses droits à la moindre occasion, derrière un taillis ou dans un massif à l'écart. De puissants ficus s'étalent au-dessus des pelouses comme de lourds parasols. Des pins, des fougères sont contenus avec peine derrière les méandres policés des sentiers ; sur les palmiers royaux, les chauve-souris sont reines, emmaillotées dans de larges ailes noires qu'elles ne déploient en plein jour que par nécessité, et avec maladresse.

Un peu plus haut, dans un recoin du parc, le jardin tropical est une apothéose. Sex and death : un marketing tapageur y vient au secours de secrets botaniques sur la sexualité des orchidées. Sous la pyramide de verre, des gynostèmes rouge vif y défient les fougères immenses qui coiffent la serre. Dans l'étuve des sentiers, à peine rafraîchie de-ci de-là par le crachin des vaporisateurs, on circule en silence. Cette alcôve végétale est un temple perdu.

De nouveau, il faut repartir.