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08/10/2007

Un tour du monde express (4) Chicago, Denver, Los Angeles: dernière frontière avant le Pacifique

Il est tard déjà et Chicago est bientôt plongé dans la nuit saisissante des Grands Lacs. Entre Midway et Ohare, il faut contourner les immenses parcs à containers en transit qui rappellent, entassés dans la nuit, le rôle de plaque tournante joué par la grande métropole du Midwest, avide de matières premières de toutes sortes, produits agricoles, minerais et métaux, comme une Shanghaï du Nord, continentale et froide.

Plus loin, les ghettos noirs s'ordonnent proprement au long des rangées de pavillons agglutinés des cités du South Side. C'est là, ou plus au sud peut-être, qu'après Columbia, Obama fit ses classes. Des petites filles inventent des jeux sous le regard lointain des mères qui trônent devant les portes ; de jeunes adolescentes qui se prennent pour des femmes embrasent les rues sur leur passage. L'ensemble, un peu déglingué, s'accroche tant bien que mal au bord des autoroutes qui quadrillent la ville.

Brinquebalé dans une navette spéciale qui file à toute allure dans la nuit par Stevenson, Ryan et Kennedy, on perçoit tout de même, de temps à autres, aux péages, ou lorsque deux chauffeurs se côtoient sur la route et s'amusent, fenêtres grandes ouvertes, à faire un bout de route ensemble, cet humour black, toujours prêt à retourner la médiocrité des rôles sociaux en complainte burlesque, entre les signes de connivence et les grands éclats de rire qui fusent, soudain, dans le vent et la nuit.

Après une pause à Columbus, Ohio, en repartant sur Denver, on est frappé par le contraste entre la masse, compacte et géométrique, des cités et l'isolement, l'empreinte modeste sur la terre, de l'habitat dans les campagnes. L'impression aérienne comme une sorte de négatif environnemental du fait sociologique : on a l'impression de locataires au milieu des grands champs. Conservatisme de la terre ? Outre que l'Amérique n'est pas la France, on sent le paradigme s'inverser, comme si cela, la liberté nouvelle de notre regard sur la terre (à laquelle nous a éduqué sans doute de façon décisive Artus Bertrand) nous révélait un bon conservatisme. Après tout, au sens premier, n'est-ce pas ce qui nourrit, entretient... conserve ?

Après les grandes plaines de l'Indiana et de l'Illinois, du Missouri et du Kansas, on bascule enfin sur les Rocheuses, dont les contreforts font comme une imensité de plis, tantôt congestionnés à l'extrême, et tantôt troués de vallées obliques. Parfois, en s'élargissant, les rivières dessinent de grands crépis rougeâtres vers le nord. Au bout, Denver, Colorado, s'étale au pied du massif dont, après un court stop sur la ligne d'United, il faut repartir plus loin encore vers l'ouest.

C'est la Sierra Nevada qu'on traverse cette fois, qui paraît plus inhospitalière. La montagne enveloppe tout. Seules quelques miraculeuses alvéoles subsistent, ici ou là, comme par miracle, telles des oasis dans les jungles que dessinent les bras désordonnés des rivières. Tout cela, au loin, finit par se dissoudre dans une brume crépusculaire. Puis, c'est de nouveau L.A., comme un tapis étoilé à perte de vue entre deux néants, la terre d'un côté, l'océan de l'autre, deux grands blocs compacts plongés dans l'obscurité profonde de l'été qui décroît. Dernière frontière avant le Pacifique.

02/10/2007

Extension du domaine de la vieillesse (arrêter de fumer, c'est mourir un peu)

J'avais bien déjà arrêté une fois, du jour au lendemain. C'était en Nouvelle-Calédonie, fin 2004, à la faveur de quelques jours de congés - pour une fois, sur cette "maudite île" comme diraient les Canadiens avec affection -, entre l'Ile des Pins, la "tribu" de la Vallée des Colons et une virée dans le Grand Sud, pour le Nouvel An. Un soir, sous un grand ciel étoilé, fumant la dernière cigarette de la journée, en se disant, soudain, que ce serait la dernière. On peut toujours jeter un oeil à la méthode d'Allen Carr; mais, entre anecdotes et ratiocinations, la production psycho-paramédicale américaine a vite fait de lasser. Et puis fi des ruses d'un marketing habile s'insinuant dans les recoins de nos faiblesses - de l'habitude que nous avons parfois prise de renoncer à éprouver notre volonté. Car, précisément, tout cela est très simple: il suffit de le vouloir.

Ç'aurait été trop facile, justement. Six mois plus tard, au retour de charmantes retrouvailles diplomatiques, je me forçais à en griller une en rejoignant tranquillement la rive gauche à pied par une douce soirée d'été pour vérifier, à l'épreuve des faits, que l'affaire était bel et bien entendue (le reste irait au mendiant, surpris, qui m'en demanda une et se retrouva, dubitatif, avec le paquet). Mauvaise idée, c'était évidemment une bêtise. D'une cigarette de temps à autre pour le plaisir, on se retrouve vite fait, au bout de quelques semaines, à fumer de nouveau pour de bon. Quitte à reprendre pourtant, autant s'y remettre franchement - au rebours du plaisir gâché qu'y prennent, à la dérobée, quelques fumeurs coupables. On attendrait la prochaine occasion.

Celle-ci finit par se présenter un matin de juin, cet été, au départ d'une escapade à Chicago. C'est qu'il est tout de même préférable de mettre à profit une période de vacance. D'autant plus que les vacances en question s'inscrivaient dans la perspective d'un changement plus large - de pays, de situation, de projets (ce qui n'était, cela dit, pas entièrement favorable en raison des difficultés que produisent aussi des changements tous azimuts de ce type). Mais, là encore, ce n'est pas très difficile. Il faut bien affronter parfois quelques états de manque, qui peuvent être assez puissants mais qui restent généralement ponctuels. Le point clé, par exemple en remettant les pieds dans un café parisien (les coffee shops américains, eux, sont sanctuarisés de longue date) où passent parfois délicieusement, au-dessus des cafés, quelques volutes malicieuses - c'est de rester concentré.

Se remettre à courir ne nuit pas - au contraire ! Cela aère l'esprit, libère les tensions et finit par s'imposer à la fois comme une source de plaisir et une hygiène de vie. Beaucoup des effets physiologiques associés à l'arrêt du tabac ne sont pas évidents ; à moyen terme, il faut d'ailleurs compter, de mémoire, cinq ans pour revenir à un risque cardio-vasculaire normal, et dix pour retrouver les poumons d'un non-fumeur. S'il est un gain assez rapide pourtant, c'est bien celui qui permet de doubler, sans grande peine, en l'espace de deux ou trois semaines, la distance de référence des trois ou quatre footings hebdomadaires.

Le problème est que l'on troque dans cette affaire une série de gains globalement assez abstraits contre un ensemble de plaisirs entrelacés et concrets qui accompagnent bien des situations, le plus souvent agréables, de la vie. Travailler, écrire, réfléchir, inventer, prendre un café, faire une pause, regarder la pluie tomber, discuter à bâtons rompus - tout cela, sans fumer, fait perdre à ces moments une part non négligeable de leur intensité, une intensité à la fois créatrice et apaisante.

Est-ce donc une si bonne idée de s'économiser ? D'envisager soudain la vie davantage comme un capital que comme une dépense ? Quel est donc cette comptabilité d'apothicaire, cette rétention de radin ? Ce capital anonyme qui finit par mourir s'il ne sait laisser de traces ? Dom Juan : "Il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre".

Bien sûr, cette extension contemporaine du domaine de la vieillesse ne s'envisage pas indépendamment de ceux qui sont autour de nous, qui comptent et pour lesquels nous valons un peu. Il n'en reste pas moins ceci de commun avec les "repentis" des bandes mafieuses : ce curieux sentiment de tristesse qui prend parfois en repensant aux jours heureux, brûlés avec impatience et au cours desquels, en effet, il n'y avait guère de fumée sans feu.