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06/01/2009

Antigua, bout du monde (oh ! la dernière auberge)

On aurait pu accoster sur Moustique, c'est sur Antigua que l'on atterrit : de l'île des milliardaires l'on passe à des terres plus ardues. C'est une ancienne possession britannique, perdue entre les îles vierges et les antilles françaises, entre l'Atlantique et la mer des Caraïbes, à quelques encablures de Cuba.

En arrivant de New York au coeur de l'hiver, passant de l'allée abritée du soleil pour sortir de la piste aux lentes vérifications des services de douane et d'immigration, on change instantanément de temps - celui qu'il fait, beaucoup plus doux, et celui qui passe, infiniment plus étiré. Etapes successives qui dessinent une progressive réacclimatation à l'autre monde, dont le voyageur sait bien qu'il serait vain de lui opposer encore, fût-ce le temps d'interminables formalités administratives, le tempo de l'Occident.

De Winthorpes Bay en passant par Old Parham Road, Saint Johns puis la route de la Vallée, on traverse l'île du nord-est au sud-ouest pour atteindre Coco Beach, logée dans un retrait de la côté entre Valley Church et Fryes Bay. Passé les édifices institutionnels qui bordent l'aéroport, dont le caractère un brin surfait masque mal l'illusion de grandeur qu'ils souhaiteraient encore afficher entre des stucs impeccables et des jardins trop proprets, on plonge dans l'intérieur.

Là, tout au long d'une route étroite et défoncée, entre de rares constructions en dur et des ateliers désuets, les masures en bois succèdent aux cabanons de tôle, séparées par des clôtures bancales que matérialisent tantôt quelques planches mises bout à bout, de guingois, tantôt une rangée de linge paressant entre deux souffles de vent, tantôt encore un chétif maquis d'hibiscus. On ne sait plus très bien alors, entre un arrêt de bus et un carrefour improbable, une rangée de maisons et un terrain vague, si les portes entrouvertes servent à mieux scruter la rue ou si elles ne font que marquer l'absence de réelle séparation avec une nature omniprésente et sauvage, des forêts denses qui recouvrent les collines aux élevages qui végètent à l'écart.

Un petit air des confins de Tanna, on dirait le Vanuatu. Antigua, pauvre et heureuse - elle a le taux de suicide le plus faible du monde - coule des jours paisibles. L'île, découverte par Colomb, a été une colonie espagnole et française, puis une possession britannique avant de devenir indépendante dans le cadre du Commonwealth au début des années 80. Jadis repère idéal, notamment depuis sa côte méridionale, pour les expéditions de conquêtes, les affrontements entre puissances ou les raids de pirates, elle a longtemps vécu des grandes plantations de cannes à sucre, pour lesquelles l'on fit venir des esclaves d'Afrique de l'Ouest. Elle se borne aujourd'hui, pour l'essentiel, à vivre de la construction et surtout du tourisme. Une paix qui a désagrégé les tensions ethniques, une douceur souriante qui irradie le visage des femmes.

Cocobay est un ensemble de bungalows qui s'étire sur le flanc d'une colline descendant en demi-cercle vers la mer. Les cabanes sont simples et pures. Elle sont composées d'une large chambre, avec un large lit surmonté d'une élégante moustiquaire et bordée d'une vieille commode et, après un étroit vestibule, d'une salle d'eau blanche et dépouillée. Les deux pièces donnent sur une terrasse qui, en contrebas d'un bassin privé et d'épais massifs d'hibiscus, donne sur la mer au-delà des cocotiers qui longent la côte.

Ici, le soir, entre le chant ininterrompu des cigales et le frémissement des cocotiers, bercé par le mouvement lancinant des vagues venues s'écraser sur les rochers en contrebas, ou sur la plage de Valley Church un peu plus loin, on peut se laisser happer par Là où les tigres sont chez eux, levant la tête seulement par instants lorsque une noix de coco s'écrase sur un toit de tôle, ou que le mugissement appuyé d'une rafale de vent paraît comme le commencement de la pluie. Sans vraiment entrevoir de réponse convaincante, le voyageur se demande alors pourquoi il faudrait pour vivre autre chose qu'une cabane sur l'océan, quelques livres, du papier, un peu de vieux rhum et une poignée de Havanes.

Antique interrogation, question frontière, soudain remontée du Pacifique. - Plus tard, il faut attendre encore un peu. Ou serait-ce une illusion mortelle ?... "Remember! Souviens-toi! prodigue! Esto memor! (...) Le jour décroît; la nuit augmente; souviens-toi! / Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide. / Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard, / Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge, / Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!), / Où tout te dira Meurs, vieux lâche! il est trop tard!".

12/11/2007

Guerre et paix : le (mauvais) procès de la repentance

Michael Kimmelman y revenait récemment dans un récent reportage du New York Times consacré à la toute nouvelle Cité de l'immigration (on pourra en trouver les principaux extraits dans la dernière livraison du Courrier international, n°887, dans ses deux versions anglaise et française). Bonne idée, dit en substance Kimmelman, mais qui, à trop vouloir esquiver les questions historiques lourdes que sont l'esclavage et, plus près de nous, la colonisation, rate l'essentiel. "That sounded to an American like devising a museum for African-American cultures but skipping gingerly (en faisant prudemment l'impasse) over slavery and segregation" commente l'auteur. Et Kimmelman de rappeler que pour le président de la République, comme pour tant d'autres avec lui, l'idée de repentance (c'est un équivalent ici, "atonement" se rendant plutôt par "contrition") est inacceptable.

Voilà déjà un moment à présent que le débat nous travaille. C'est un sujet qui a pris le relais du thème du déclin et qui s'est taillé une place de choix au cours de la dernière campagne présidentielle. D'un côté, il y a ceux pour lesquels ce mouvement de compassion naturel devait s'imposer rétrospectivement à à peu près tous les actes historiques qui s'étaient, vis-à-vis de tiers plus faibles, appuyés sur la violence ; de l'autre, ceux qui refusaient toute posture de culpabilité à l'égard du passé et, refusant de se retourner, arguaient que ce qui est fait est fait et que c'est vers l'avenir qu'il faut se tourner.

Il y a pourtant de beaux exemples. On pense à Chirac, puis à l'Eglise catholique entre 1995 et 1997 sur la Shoah. Puis, un an plus tard - souvenez-vous - il y eut aussi ce texte introduisant à une évolution différente des rapports entre la métropole et ses anciennes colonies :

"Lorsque la France prend possession de la Grande Terre, que James Cook avait dénommée "Nouvelle-Calédonie", le 24 septembre 1853, elle s’approprie un territoire selon les conditions du droit international alors reconnu par les nations d’Europe et d’Amérique, elle n’établit pas des relations de droit avec la population autochtone. Les traités passés, au cours de l’année 1854 et les années suivantes, avec les autorités coutumières, ne constituent pas des accords équilibrés mais, de fait, des actes unilatéraux. Or, ce territoire n’était pas vide" commence ainsi le Préambule de l'Accord de Nouméa".

Plus loin : " Parmi (les hommes et les femmes venus nombreux habiter l'île aux XIXe et XXe siècles), certains, notamment des hommes de culture, des prêtres ou des pasteurs, des médecins et des ingénieurs, des administrateurs, des militaires, des responsables politiques ont porté sur le peuple d’origine un regard différent, marqué par une plus grande compréhension ou une réelle compassion".

Puis, cette formule fameuse suivie d'une reconnaissance forte et simple : "Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d’origine (...) La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée".

Pour les personnes, dans les noeuds relationnels qui s'emmêlent à travers les histoires, au sein des familles même, une approche psychothérapeutique pouvant conduire à la reconnaissance d'une faute, voire à une demande de pardon n'est pas une bêtise. C'est au contraire souvent un préalable qui ouvre une chance d'aller de l'avant sans se sentir trop alourdi des douleurs du passé.

Peter Sloterdijk ledit clairement dans la dernière interview qu'il a donnée au Point (n°1832) à propos de son dernier ouvrage : "Zorn und Zeit" ("Colère et temps"). "Avouons, dit-il, qu'il existe un ressentiment justifié et qu'il serait moralement et psychologiquement absurde de demander à ceux qui ont souffert d'une injustice d'adopter immédiatement une position sereine. Le ressentiment, ajoute-t-il, peut aller jusqu'à la haine généralisée de tous et de tout".

Reconnaître ou assumer : cette opposition a été largement construite puis instrumentalisée, au plan idéologique, pour mieux faire ressortir un rapport différent au monde (contemplation vs action) et au temps (passé vs futur). La réalité est qu'en ces matières, la morale rejoint l'efficacité : reconnaître une faute, cela répond certes à une obligation morale - la réponse à la demande que nous fait l'autre de mettre fin à une forme de déséquilibre ; mais c'est aussi la condition pour tâcher, à travers un lien retrouvé, de passer à autre chose. En Océanie, cela s'appelle une "coutume de pardon" - un acte social très ritualisé et, pour tout dire, indispensable au maintien, à travers les conflits inévitables, de la cohésion de la société.