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26/10/2007

Une famille qui roule peut toujours en cacher une autre (sur Little Miss Sunshine)

C'est une famille américaine typique de la middle class. Il y a le père, Richard, qui ne pense qu'à vendre sa méthode pour réussir en neuf points, pas un de moins. Le grand-père qui, s'étant fait virer d'une maison de retraite de luxe pour abus de drogues, échoue chez ses enfants, mi-reclus, mi-rebelle. Le beau-frère, Frank (le portrait craché de Nani Moretti, mais il s'agit de Steve Carell), spécialiste de Proust qui, éconduit par son jeune amant au profit de son rival à l'Université, se remet péniblement d'une tentative de suicide. Le fils, Dwayne, qui a fait voeu de silence jusqu'à son intégration à l'Air Force Academy, et qui, au beau milieu d'une franche adolescence, déteste franchement sa famille.

Voilà pour les hommes, aussi majoritaires par le nombre qu'ils représentent que par les problèmes qu'ils posent.

C'est mieux du côté des filles. Il y a d'abord la maman, Sheryl (un délicieux petit air d'Uma Thurman), qui tente : 1°) de faire fonctionner cette aimable confrérie autour de quelques règles de base (repas, organisation, entraide...); et 2°) de préserver un minimum d'harmonie au milieu des nombreuses incompatibilités d'humeur entre les uns et des autres. Par exemple, entre un père qui semble une fois pour toutes avoir borné tout horizon intellectuel aux neuf points de son "Parcours vers le succès" et le beau-frère, cultivé, homosexuel et dépressif. Et puis il y a la petite Olive (Abigail Breslin) - quoi, dix ans à peine -, une adorable petite tête ronde avec de beaux yeux clairs et interrogateurs derrière de grandes lunettes roses, un peu boulotte (Olive adore les crèmes glacées) et un large sourire plein de jolies petites quenottes.

Un sourire qui peut pourtant se transformer en cri horriblement strident lorsque Olive apprend qu'elle est finalement retenue depuis sa petite ville d'Albuquerque, Nouveau Mexique, pour participer au concours de Little Miss Sunshine organisé en Californie. Impossible de résister et, pour des facilités d'organisation, c'est tout le clan Hoover qui sera du voyage, ressuscitant pour l'occasion le vieux Combi Wolkswagen familial. Sous la houlette du tandem Jonathan Dayton / Valérie Faris, le reste fait un road movie plein de surprises, d'éclats de rires et de nouvelles fracassantes.

Une anti-Amérique faite d'anti-héros ?

A première vue, oui. Tout est bancale ici, et même le numéro qu'Olive a eu la bonne idée de préparer avec son grand-père inquiète. La famille Hoover n'est pas heu-reuse ; elle grince, elle craque de partout, à l'instar de la pauvre mécanique du camion à boîte de vitesses manuelle, bien différent des puissants 4x4 automatiques qui peuplent les banlieues huppées. On se raconte certes des histoires, mais elles ne font guère illusion que pour soi, peu de temps avant de partir en vrille. Sauf pour le grand-père peut-être, qui peut se payer le luxe, et d'une grandiose incitation à la débauche adressée publiquement à son petit-fils au cours du voyage, et d'une limpide déclaration d'amour à sa petite fille, un soir de trac. Un grand moment d'amour inconditionnel. Comme le sera, plus tard, la scène du réconfort de Dwayne par Olive, qui trouve l'approche juste là où les adultes rivalisaient de maladresse.

Tout cela ne fait donc pas un succès, ni en neuf, ni en trente-six points. Mais la famille paumée, entre ses contraintes pesantes et ses vaines ambitions, a aussi du ressort. Or rien en Amérique n'aide mieux à le révéler que les épreuves. En France, cela se terminerait mal (vous vous souvenez d'Un air de famille ?) ; ici, rien n'est moins sûr. Les êtres en sortent alourdis d'abord, puis libérés. Pour le coup, par la légèreté percutante de son interprétation, Olive permet enfin à son prénom de changer d'époque en substituant à la renommée couillue de la femme de Popeye, la force malicieuse de la petite Hoover.

Une sorte d'Amélie Poulain américaine capable, elle aussi, d'enchanter le monde de sa tribu en déroulant le fil d'un conte à travers lequel chacun, pour progresser, doit se confronter à sa vérité.

Plus qu'en France, aux Etats-Unis, c'est le home video qui tient de plus en plus lieu de cinéma, ce qui donne aux diffusions à domicile l'air de savoureuses premières, fût-ce quelques mois après la sortie en salle. Si vous n'avez pas vu Little Miss Sunshine, il n'est donc pas trop tard pour se laisser embarquer par ce road-movie grinçant et coloré.

29/08/2007

Autour de Babel (A l'autre bout du monde, juste à côté de nous)

Richard et Susan Jones (Brad Pitt et Cate Blanchett), un couple américain, en crise, traverse le Maroc dans un voyage organisé en autocar. La femme est accidentellement blessée par la balle d'un fusil, tirée depuis la montagne par deux adolescents qui ne voulaient que tester la portée de l'arme. Il n'y a pas de structure médicale dans le village le plus proche, seulement un vétérinaire pour stopper l'hémorragie. Les autres touristes prennent peur d'un isolement au milieu de l'Atlas, peut-être propice à des actes terroristes et, bien que Susan perde beaucoup de sang, veulent repartir au plus vite sans attendre l'arrivée des secours diligentés par l'ambassade.

L'arme, une Winchester 270, avait été cédée auparavant par un chasseur japonais à son guide marocain, Hassan Ibrahim, qui la vendit lui-même à un voisin pasteur afin que celui-ci puisse, avec ses deux garçons, Yussef et Ahmed (Boubker Ait El Caid et Saïd Tarchani), protéger ses chèvres contres les chacals. L'homme d'affaires sera interrogé par la police japonaise, qui le connaissait déjà pour avoir enquêté sur la mort de sa femme par suicide. Une disparition qui laisse seule avec son père Chieko, une jeune adolescente sourde et muette (Rinko Kikuchi), en proie à la difficulté de vivre l'éveil brûlant de sa sexualité, du fait de son handicap.

Pendant ce temps, les enfants du couple américain continuent d'être gardés par leur gouvernante mexicaine, Amelia (Adriana Barraza) en Californie. Dans l'impossibilité de se trouver une remplaçante en l'absence prolongée des parents au Maroc, celle-ci décide de les emmener avec elle au mariage de son fils, de l'autre côté de la frontière, en compagnie de son neveu Santiago (Gael Garcia Bernal). En oubliant la difficulté qu'il y aura à repasser la frontière dans l'autre sens, de nuit, au retour.

Ainsi le film d'Alejandro Gonzalez Inarritu fait-il s'entrecroiser la violence et loi, le désir et l'abandon, dans ce récit au parti-pris à la fois microscopique et universel, sous les auspices de la fortune. Un coup de fusil tiré quelque part dans l'Atlas par deux adolescents inconscients se met à relier, à l'instant-même où il détonne, les quatre coins du monde - quatre lieux, quatre familles, quatre communautés, quatre langues. Effet papillon ? Mais l'événement, en soi, ne porte pas de conséquences démesurées. Non, il s'agirait plutôt d'un effet de liaison, au sens à la fois religieux et matériel du terme. L'arme lie certes dans la douleur - c'est d'ailleurs l'offrande du fusil qui ouvre le film-, mais elle relie en même temps l'humanité.

Lien fragile en vérité. Car Babel est un film sur le chaos du monde, un chaos qui échapperait à toute tentative de mise en ordre ou de construction, plein d'une violence tapie entre les êtres, prête à éclater à tout instant, dont la musique de Santaolalla porte constamment la tension. C'est, plus encore, un film sur les épreuves qui marquent, en tous temps, toutes les cultures, à tous les âges : la souffrance adolescente du désir, le surgissement foudroyant de la violence, le sentiment d'abandon absolu d'un enfant ; le paradoxe de la loi encore qui, pour protéger, menace, et détruit ici pour apaiser ailleurs.

Des épreuves brutes, dénuées de la protection des structures et des rites, laissant les individus trouver en eux les ressources d'un dépassement incertain, à travers lequel on peut guérir, grandir, mais aussi fuir ou mourir.

Ce chaos se révèle-t-il par excellence dans le charabia de la rencontre désordonnée des langues - jusqu'au monde de silence et de signes des sourds et muets ? C'est bien sûr ce que suggère le film. Et sans doute les personnages se heurtent-ils aux barrières linguistiques qui les empêchent de communiquer au-delà de leur communauté : les Américains avec les villageois maghrébins, des Mexicains en fraude face à la police américaine des frontières, un adolescent marocain avec la sexualité qu'incarne la nubilité de sa soeur, des enfants livrés à eux-mêmes, des adolescentes japonaises coupées d'un univers trépidant de pulsions et de rythmes.

Mais l'incompréhension, au fond, donne l'impression de pouvoir se passer du langage aussi bien. Ultime leçon de deux visages qui se frôlent dans l'ombre d'une cabane marocaine, de deux mains qui se rapprochent en haut d'une tour dominant Tokyo ? Notre capacité, non pas de résilience - car elle ne dépend pas, dans cette histoire, de nous -, mais de connivence, avec les autres et le monde, doit batailler ferme pour demeurer à flots. Et si cette communication-là représente un défi, c'est moins à l'autre bout du monde que juste à côté de nous.

17/08/2007

Races, intégration et identité aux Etats-Unis

La question raciale travaille la société américaine, à la mesure-même de ses efforts pour tenter, à travers une conjugaison politiquement correcte assidûment déclinée, de n'en rien laisser paraître. Il n'est que de passer un peu de temps avec un agent immobilier ou un policier, ces experts du territoire, pour mettre très vite les pieds dans la marmite bouillonnante de l'american melting-pot. "Dès qu'on soulève le couvercle de la société américaine pour regarder à l'intérieur, dit Russel Banks, c'est la race qu'on aperçoit presque toujours".

Immigration africaine forcée à travers l'esclavage, puis grandes déferlantes européennes à partir du milieu du XIXe siècle venues d'Allemagne et d'Europe du Nord-Ouest : la société américaine s'est bâtie sur ces apports extérieurs. Il y eut encore les Irlandais, les Chinois, puis les Européens de l'Est - Juifs et Polonais notamment - et du Sud - Italiens et Grecs. Or, même ces vagues proches de la culture américaine d'origine étaient pensées en termes de races. C'est ainsi que jusque dans les années 40 et 50 les Italiens étaient appelés les "Guinées". Quelle que soit la nature de la différence, elle est d'abord appréhendée aux Etats-Unis à travers le prisme de la race.

On s'en doute, cela n'a guère facilité l'intégration des nouveaux arrivants, des Irlandais d'hier aux Hispaniques d'aujourd'hui. Pourtant, le mythe proprement américain de la "fontaine de jouvence", du nouveau départ, en encourageant chacun à rompre avec ses attaches passées, a permis une remarquable absorption de ces vagues successives. C'est, semble-t-il, une différence capitale avec les migrations en provenance des pays maghrébins et africains en Europe dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans ce dernier cas de figure en effet, les individus se définissent moins comme immigrants que comme émigrants : ils ne pensent le pays d'accueil que comme un passage transitoire, fût-ce pour une longue période, avant un retour au pays d'origine.

Rien de tel aux Etats-Unis où la machine intégratrice s'appuie à plein sur le partage par chacun de l'idée qu'un nouveau départ est possible. On tue alors le passé pour faire naître quelque chose de neuf. Acquisition d'une nouvelle identité, transformation de la vie : voilà bien d'ailleurs des thèmes de prédilection du cinéma américain, terreau de l'épreuve par excellence sur un mode finalement aussi souvent tragique qu'heureux. En faisant le voyage, on change, et le déplacement apparent recouvre une initiation plus profonde.

Go West ? Oui, mais cela renvoie encore à la question de la race. L'expansion vers l'Ouest ne va pas sans un relatif déni de la colonisation intérieure, et en particulier de la destruction des Indiens. D'emblée, l'Ouest n'apparaît que comme une extension naturelle de l'Est, et les Indiens sont vus comme les occupants illégitimes d'un territoire qui relève de la fameuse "destinée manifeste" du peuple américain. Tandis que l'Europe colonisait au-delà de ses frontières, l'Amérique, psychologiquement, s'installait dans "son jardin" - un jardin étendu à ses frontières naturelles. Au-delà de quelques exceptions notables, dans le western, le cowboy et sa famille sont rarement illégitimes : ils protègent, cultivent et civilisent un territoire qui, au fond, est le leur, et dont là encore les opposants - l'Indien, le Mexicain - sont pensés, eux, en termes de races.

A la fois repoussoir et défi, grille de lecture simpliste et puissant ressort intégrateur, si la race est au centre de la société américaine, c'est d'abord au coeur de ses contradictions qu'elle agit - des contradictions explosives dont Los Angeles constitue sans doute aujourd'hui le territoire limite, la frontière et peut-être aussi l'identité perdues. "Notre identité est si profondément contradictoire qu'elle s'annule elle-même, dit encore Banks. Nous sommes en guerre contre nous-mêmes, ce qui explique que nous partions si souvent en guerre contre les autres : afin d'éviter de nous en prendre à nous-mêmes".

09/08/2007

Sur Bobby

Il aurait pu être terriblement indigeste ce film d'Emilio Estevez, politiquement sentencieux ou bien alors virant au documentaire. Combien de fois n'avons-nous vu et revu les images de l'assassinat de JFK à Dallas ? Des images qui ont d'ailleurs fortement contribué à entretenir le mythe Kennedy, depuis largement relativisé par l'historiographie contemporaine : le bilan domestique et extérieur de JFK reste maigre ("Il était sur le point de" concrétiser ses idées libérales, aime-t-on à penser). Johnson après lui fera bien mieux, sur les deux tableaux. Et, sur la scène intérieure, c'est bien son frère Bobby, alors Attorney general, qui l'a convaincu, en 1963, de prendre position sur la question des droits civiques en dénonçant une ségrégation sur laquelle il avait été auparavant silencieux, par électoralisme.

Pour un peu en tout cas, ces images-là nous auraient fait oublier l'autre assassinat, moins médiatisé, peut-être banalisé par le précédent ; mais peut-être aussi plus profondément triste. C'est cette tristesse-là, à la fois profonde et légère, humaniste et résignée, que porte avec talent "Bobby" à l'écran, dans l'entrelacement des destinées ordinaires qui se croisent alors, un soir de juin 1968, à l'Hôtel Ambassador de Los Angeles (on ne peut plus voir l'hôtel, rasé en 2006, sur Wilshire Boulevard, et Estevez a dû jongler avec la possibilité de ne réaliser que quelques plans sur les lieux avant la destruction de l'immeuble, ce qui ne nuit en rien à la justesse du décor).

Il y a là John Casey (Anthony Hopkins), le vieux portier, qui se souvient des jours heureux et des moments de gloire avec son vieil ami Nelson (Harry Belafonte) autour d'une partie d'échecs, en attendant le prochain président des Etats-Unis. Un couple de la haute société new-yorkaise (Martin Sheen et Helen Hunt), lui inspiré et dépressif, elle frivole et perdue, tente de se refaire une santé en Californie. Un autre couple (Elijah Wood, et Lindsay Lohan, magnifique archétype des sixties), plus jeune celui-là, s'apprête à se marier pour éviter au jeune homme l'enrôlement dans un pays que la guerre au Vietnam plonge alors dans une crise profonde. Le patron de l'hôtel (William H. Macy) forme un autre couple, avec sa femme Miriam (Sharon Stone), embellie par les années, mais trahie par son mari avec une standardiste de l'hôtel (Heater Graham).

Bien sûr, de jeunes militants démocrates se jettent tout entiers dans la bataille en attendant avec angoisse le résultat - décisif - de la primaire de Californie qui doit tomber ce soir-là. Certains, dont un jeune militant noir - déjà annoncé comme le futur Secrétaire aux transports, et dont une autre standardiste (Joy Bryant) tombe finalement amoureuse - restent mobilisés jusqu'au dernier moment. On s'indigne, dans l'équipe Kennedy, des obstacles de dernière minute mis au vote des minorités dans certains quartiers réputés favorables (une spécialité américaine, faut-il croire, qui a d'ailleurs bénéficié, selon l'époque, aux Démocrates autant qu'aux Républicains). D'autres, plus jeunes, plus aventureux aussi, s'embarquent dans un LSD trip hilarant en compagnie d'un hippy inspiré qui leur explique que l'acide, au fond, n'est rien moins qu'une affaire de rencontre avec Dieu (et plus tard, dans son cas, avec la police aussi bien).

Une jeune journaliste tchèque essaie par tous les moyens d'obtenir une interview du sénateur Kennedy auprès d'un porte-parole pour le moins réticent. Ailleurs, une star alcoolique et désabusée (Demi Moore) se prépare à accueillir le futur président de quelques refrains à la mode, tandis que son mari (Emilio Estevez) essaie en vain de contrôler les dérapages de son épouse. Susan (la jolie Mary Elizabeth Winstead), une jeune barmaid native de l'Ohio, rêve, elle, de son prochain casting à Hollywood. Dans les cuisines, la révolte des latinos gronde face à la société des Blancs - le manager, Timmons (Christian Slater), conservateur, est renvoyé par le patron de l'hôtel pour n'avoir pas permis aux employés d'aller voter -, et à la prétendue soumission des Noirs, dont s'amuse le sous-chef Robinson, dans un rôle d'éveil qu'incarne à merveille Laurence Fishburne.

Tout au long du film, les personnages se croisent, démêlant les fils de leur histoire, tendus vers l'annonce des résultats, se préparant pour la soirée de gala qui doit clôturer la fête et la victoire annoncée. "Our lives on this planet are too short, the work to be done is too great. But we can perhaps remember that all who live with us are our brothers, that they share with us the same short moment of life" : les propos de Bobby - simples, percutants, attendus comme un renouveau possible de l'Amérique - rythment, ici d'une radio, là d'une télévision, le déroulement lent de la tragédie, comme une vieille chanson italienne ou un air de contradanza cubaine. Et, de fait, la musique, signée Mark Isham, sert aussi la gravité du film avec justesse.

Une complainte moderne, fichée au coeur de tout un peuple qui, dans sa diversité, attendait autre chose, cet autre chose dont Bobby incarnait à la fois la possibilité et l'unité. Pas d'Histoire sans les gens, pas de vie sans crise, pas de politique sans grandeur. Pas de cinéma sans générosité. "Bobby" raconte la violence (qui travaille tant l'Amérique) par la douceur, et dessine une attente en creux qui, d'une guerre l'autre, d'une désespérance l'autre, n'est pas sans faire écho à l'Amérique d'aujourd'hui.

30/07/2007

Los Angeles Drive (4) L'Adoration des Images

Prendre le petit déjeuner au Champagne, la délicieuse french bakery de Beverly Drive, à l'angle de Charleville Boulevard, entre les épais cahiers du Los Angeles Times, les sourires figés de la voisine et la déambulation paisible des passants autour du Starbucks d'à-côté sous un soleil, à cette heure-ci de la journée, encore clément. La voisine, pourtant jeune, semble déjà rafistolée de partout... Il est désormais admis à Hollywood que, pour exprimer une émotion naturelle, il est préférable d'avoir recours à une actrice européenne. C'est que les Américains ont aussi une attitude plus fonctionnelle à l'égard de leur corps, qu'ils conçoivent comme un ensemble d'organes, le cas échéant, susceptibles de réparations.

Quant à l'ambiance, elle est ici naturellement moins agitée et stridente qu'à New York ; on sent les gens à la fois professionnels et cools, directs et détendus. On passe certes d'une côte et d'un climat l'autre - et l'un est aussi canadien que l'autre est mexicain. Mais on change surtout d'univers mental : là-bas, c'est la finance qui commande, ici c'est la création et, d'un monde génétiquement blanc, on passe à une aire sous influence latino. Los Angeles n'est ni une contre-capitale de l'Ouest, ni la dernière mégalopole occidentale avant le Sud. Elle est une ville-monde, une ville dont l'extension à l'infini de ses propres limites territoriales induit simultanément sa dilution en tant que ville et son rayonnement en tant que centre.

Pur enfer ou paradis décadent ? Pour en avoir le coeur net, direction les studios, sur le tempo de Papa Was a Rolling Stone. En passant par Hollywood Boulevard, jeter un oeil aux grandes signatures du cinéma gravées dans la pierre face au théâtre chinois. L'ensemble, qui prend l'allure d'un temple tout entier voué à l'adoration des images, se prolonge sur le boulevard lui-même dans l'alignement des étoiles marquées à l'effigie des stars, avant de se perdre, un peu plus loin, à hauteur de Cahuenga.

Aux studios Universal, les avions se crashent, le tram est happé par une brèche qui s'ouvre dans le sol, le feu prend de toutes parts, des monstres enragés surgissent de galeries obscures, les immeubles explosent, une tempête se déchaîne, un village est inondé, des robots mitraillent, les vitres volent en éclat, les débris fusent, les voitures décollent, un hélico plonge droit sur la foule dans des hurlements de sirènes et de cris horrifiés... Pendant plusieurs heures, se laisser embarquer dans ce monde de sortilèges, hallucinant et vertigineux. Réaliser en même temps que, si le divertissement est une industrie, les studios sont d'abord des lieux de production au sens matériel du terme.

Usine ou autel, pourtant, on hésite. Là se dévoile une autre cité dans la ville, une Cité interdite dont on aurait, comme pour les cathédrales d'antan, rendu publics les contours pour mieux en préserver l'autel, le coeur alchimique d'un monde finalement plus réel à nos yeux que les lignes sans reliefs de nos paysages ordinaires. Les scenarii sont de nouveaux Testaments, les studios d'autres temples, les lettres géantes du Hollywood Sign le symbole, Mulholland Drive le chemin sacré - ou initiatique -, les cinémas eux-mêmes les églises de la nouvelle religion du monde, de loin la plus puissante de toutes parce qu'elle est fondée sur le désir - oui, c'est cela, le message à la fois libérateur et mortifère du Parfum.

El Pueblo ! De l'autre côté du West Side et de Beverly Hills, après le monde enchanté des studios et des beaux quartiers, basculer downtown vers une autre ville, celle des marchés et des gangs, des boutiques de pacotille et des trottoirs brûlants, des parkings mafieux et des rues mal famées. Au bout de Wilshire Boulevard, s'égarer dans un coupe-gorge ; le passer en roulant au pas, mais en retenant son souffle, avec l'impression qu'au moindre écart, tout pourrait basculer, un peu comme dans Une journée en enfer. Plus loin, plonger dans la lumière éblouissante du Bradburry building, presque incongru ici, comme une butte-témoin de Blade Runner. Glisser d'Olvera Street à Old Plaza, entre la maison de Sepulveda, le marché mexicain et les missions animées, à l'ombre des églises.

Repiquer à l'ouest, vers Malibu Beach. En fin d'après-midi, le ciel se fait plus opaque. Une poignée de surfeurs taquine encore la vague, quelques promeneurs remontent le rivage, la marée monte sur une plage privée, à deux pas de chez Brosnan. Dîner improvisé au bar du Duke, en dominant la mer du haut de la grande verrière qui s'ouvre largement sur l'océan - un dîner parfait de poissons du Pacifique accommodés avec des sauces hawaïennes et accompagnés de pinot californien. Sur le chemin du retour vers West Olympic Boulevard, s'arrêter un peu plus loin, sur une petite plage, à l'entrée de Santa Monica, face à l'océan.