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09/08/2007

Sur Bobby

Il aurait pu être terriblement indigeste ce film d'Emilio Estevez, politiquement sentencieux ou bien alors virant au documentaire. Combien de fois n'avons-nous vu et revu les images de l'assassinat de JFK à Dallas ? Des images qui ont d'ailleurs fortement contribué à entretenir le mythe Kennedy, depuis largement relativisé par l'historiographie contemporaine : le bilan domestique et extérieur de JFK reste maigre ("Il était sur le point de" concrétiser ses idées libérales, aime-t-on à penser). Johnson après lui fera bien mieux, sur les deux tableaux. Et, sur la scène intérieure, c'est bien son frère Bobby, alors Attorney general, qui l'a convaincu, en 1963, de prendre position sur la question des droits civiques en dénonçant une ségrégation sur laquelle il avait été auparavant silencieux, par électoralisme.

Pour un peu en tout cas, ces images-là nous auraient fait oublier l'autre assassinat, moins médiatisé, peut-être banalisé par le précédent ; mais peut-être aussi plus profondément triste. C'est cette tristesse-là, à la fois profonde et légère, humaniste et résignée, que porte avec talent "Bobby" à l'écran, dans l'entrelacement des destinées ordinaires qui se croisent alors, un soir de juin 1968, à l'Hôtel Ambassador de Los Angeles (on ne peut plus voir l'hôtel, rasé en 2006, sur Wilshire Boulevard, et Estevez a dû jongler avec la possibilité de ne réaliser que quelques plans sur les lieux avant la destruction de l'immeuble, ce qui ne nuit en rien à la justesse du décor).

Il y a là John Casey (Anthony Hopkins), le vieux portier, qui se souvient des jours heureux et des moments de gloire avec son vieil ami Nelson (Harry Belafonte) autour d'une partie d'échecs, en attendant le prochain président des Etats-Unis. Un couple de la haute société new-yorkaise (Martin Sheen et Helen Hunt), lui inspiré et dépressif, elle frivole et perdue, tente de se refaire une santé en Californie. Un autre couple (Elijah Wood, et Lindsay Lohan, magnifique archétype des sixties), plus jeune celui-là, s'apprête à se marier pour éviter au jeune homme l'enrôlement dans un pays que la guerre au Vietnam plonge alors dans une crise profonde. Le patron de l'hôtel (William H. Macy) forme un autre couple, avec sa femme Miriam (Sharon Stone), embellie par les années, mais trahie par son mari avec une standardiste de l'hôtel (Heater Graham).

Bien sûr, de jeunes militants démocrates se jettent tout entiers dans la bataille en attendant avec angoisse le résultat - décisif - de la primaire de Californie qui doit tomber ce soir-là. Certains, dont un jeune militant noir - déjà annoncé comme le futur Secrétaire aux transports, et dont une autre standardiste (Joy Bryant) tombe finalement amoureuse - restent mobilisés jusqu'au dernier moment. On s'indigne, dans l'équipe Kennedy, des obstacles de dernière minute mis au vote des minorités dans certains quartiers réputés favorables (une spécialité américaine, faut-il croire, qui a d'ailleurs bénéficié, selon l'époque, aux Démocrates autant qu'aux Républicains). D'autres, plus jeunes, plus aventureux aussi, s'embarquent dans un LSD trip hilarant en compagnie d'un hippy inspiré qui leur explique que l'acide, au fond, n'est rien moins qu'une affaire de rencontre avec Dieu (et plus tard, dans son cas, avec la police aussi bien).

Une jeune journaliste tchèque essaie par tous les moyens d'obtenir une interview du sénateur Kennedy auprès d'un porte-parole pour le moins réticent. Ailleurs, une star alcoolique et désabusée (Demi Moore) se prépare à accueillir le futur président de quelques refrains à la mode, tandis que son mari (Emilio Estevez) essaie en vain de contrôler les dérapages de son épouse. Susan (la jolie Mary Elizabeth Winstead), une jeune barmaid native de l'Ohio, rêve, elle, de son prochain casting à Hollywood. Dans les cuisines, la révolte des latinos gronde face à la société des Blancs - le manager, Timmons (Christian Slater), conservateur, est renvoyé par le patron de l'hôtel pour n'avoir pas permis aux employés d'aller voter -, et à la prétendue soumission des Noirs, dont s'amuse le sous-chef Robinson, dans un rôle d'éveil qu'incarne à merveille Laurence Fishburne.

Tout au long du film, les personnages se croisent, démêlant les fils de leur histoire, tendus vers l'annonce des résultats, se préparant pour la soirée de gala qui doit clôturer la fête et la victoire annoncée. "Our lives on this planet are too short, the work to be done is too great. But we can perhaps remember that all who live with us are our brothers, that they share with us the same short moment of life" : les propos de Bobby - simples, percutants, attendus comme un renouveau possible de l'Amérique - rythment, ici d'une radio, là d'une télévision, le déroulement lent de la tragédie, comme une vieille chanson italienne ou un air de contradanza cubaine. Et, de fait, la musique, signée Mark Isham, sert aussi la gravité du film avec justesse.

Une complainte moderne, fichée au coeur de tout un peuple qui, dans sa diversité, attendait autre chose, cet autre chose dont Bobby incarnait à la fois la possibilité et l'unité. Pas d'Histoire sans les gens, pas de vie sans crise, pas de politique sans grandeur. Pas de cinéma sans générosité. "Bobby" raconte la violence (qui travaille tant l'Amérique) par la douceur, et dessine une attente en creux qui, d'une guerre l'autre, d'une désespérance l'autre, n'est pas sans faire écho à l'Amérique d'aujourd'hui.