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12/08/2008

Un été américain (2) Vous connaissez le Ravinia Festival ? (Week-end a Chicago)

Bien sûr, il y aura toujours, là, se dressant face à l'avion qui s'affaisse au-delà du loop en venant du sud ou de l'est, l'éblouissement de cette cathédrale de pierre que forme la barrière architecturale qui borde Michigan Avenue. Chicago est notre cité américaine favorite. Elle est, elle aussi, une cité monde, comme Los Angeles, s'élevant au gré des migrations successives mais là où celle-là, dépourvue de centre, se dissout dans un espace sans bornes, celle-ci s'enracine dans les terres et vient se ficher au faîte du Midwest, symbole simultanément de puissance et de tolérance à l'image, cette fois, de San Francisco.

Pour une fois, on pourrait délaisser l'avion et traverser tout l'arc nord-est en voiture - dix heures de route, huit ou neuf en poussant après la frontière entre Kalamazoo et Sarnia - en s'engouffrant entre les Grands Lacs, reliant ainsi les confins de l'Algonquin à ceux du Wisconsin par l'Indiana et le Michigan. Pour une fois, à l'opposé des quartiers du Southern side où Barack fit ses classes, et où ça continue de flinguer au milieu des ghettos, l'on peut aussi esquiver la ville par l'ouest en remontant la I-294 vers le Nord.

Là, entre Northbrook et Waukegan, en bordure de la route de Milwaukee, le long du jardin botanique, s'étend, paisible et cossu, le quartier de Highland Park, entre le parc de Ravinia et le lac Michigan. Des villas splendides aux styles éclectiques, du sud profond à la côte normande en passant par le Mexique, s'y enracinent entre les grands arbres de l'Illinois et les plages du Michigan, certaines se lovant même au-dessus du long talus qui surplombe la côte à laquelle elles accèdent par des accès privatifs qui mènent à des recoins quasi déserts au-delà des zones de baignade. L'une d'elle, sur Oakland Drive, juchée juste au bord de la ravine aujourd'hui asséchée qui traverse le quartier, est une ancienne maison coloniale britannique que la famille Pearlman a recyclé en un confortable Bed & breakfast.

Depuis plus d'un siècle maintenant, de l'autre côté de la rue, Ravinia a donné son nom à un festival musical de renommée internationale qui, chaque année, tous les soirs entre juin et août, réunit une foule de plusieurs milliers de personnes, plus de trois mille dans la salle de concert ouverte, plus de dix dans le parc où d'innombrables petits groupes, le plus souvent familiaux, recouvrent la pelouse autour de délicieux pique-niques. Il y a quelques années encore, de richissimes familles y faisaient mettre le couvert par une domesticité abondante aux lueurs de grands chandeliers à côté de familles modestes qui se nourrissaient, elles, de Kentucky fried chicken.

Aujourd'hui encore, on chercherait souvent en vain des familles noires ; elles sont quasi complètement absentes du parc, on n'en voit guère que quelques unes en bordure de la limite nord. Les Afro-Américains font en revanche l'essentiel du personnel de service dans les multiples stands de restauration. C'est comme si, à la société esclavagiste du XIXe, puis à celle, séparée, du XXème siècles, avait succédé une société de service chariant des salaires de misère qui assurent tout juste le nécessaire, derrière des regards souvent lourds de fatigue. On voudrait qu'avec Obama cette page se refermât enfin en ouvrant davantage de perspectives derrière les planches pourries des baraques de bric et de broc.

Ici, on ne se déhanche pas sur Rick Ross ou Alicia Keys, on joue du Malher. En deux ou trois soirs, cela commence par la Symphony of a Thousand par l'orchestre national de Chicago dirigé par James Colon, se poursuit par un hommage aux musiques de film de John Williams (l'auteur des musiques de Star Wars, Jurrassik Park, Superman, Schnider's List... un vrai festival hollywoodien) par Eric Kunzel, cela se paye même le luxe d'une variation gitane, à l'occasion arabisante, inattendue et enchanteresse en plein Midwest, avec des Gipsy King qui ont épuré avec l'âge ce que le succès avait généré de folklore, avant de revenir aux airs fameux des comédies musicales de Broadway, les mélodies de Weill, Rogers & Hammerstein, Gershwin ou Cole Porter dans Threepenny Opera, Oklahoma ou South Pacific.

- La musique, là, en plein milieu de ce festival découvert par hasard, malgré tout, on dirait un miracle.

23/07/2008

Un été américain (1) Manhattan transfer

Retour à New York une fin de semaine brûlante, sur le tarmac de La Guardia, une pointe de frime en passant comme un retour du bel âge, pour retrouver ma famille qui y est de passage et reprendre contact avec Manhattan. Annie se faisant recruter par Victoria Secret comme directrice du design de "Body by Victoria" - une nomination exceptionnelle qui a été rapide et qui renforce encore mon admiration et ma fierté pour elle -, nous nous apprêtons à nous y installer, à moitié seulement pour moi qui conserve, de l'autre côté de l'état de New York et du Lac Ontario, ma base professionnelle à Toronto.

Dans la foulée, nous officialisons notre union civile à City Hall, entre l'agitation qui domine au-delà de Chambers et la tranquillité profonde des jardins qui jouxtent le fronton de la Nouvelle Amsterdam. Une nouvelle vie a commencé qui, ces derniers temps, produit de la nouveauté quasiment chaque mois. Un rythme soutenu qui ne nous déplaît pas tant que nous parvenons, pour une part au moins, à l'organiser dans une triangulaire néanmoins un peu compliquée qui comprend, outre New York et Toronto, Columbus (où nous conservons la maison pour quelques semaines encore) et de nombreux voyages professionnels en Europe et en Asie.

A deux pas du siège de Victoria Secret, sur la 50ème West où nous logeons temporairement, Broadway est submergée de la foule des couche-tard et des touristes, quelque chose entre Pigalle et les Champs. Parfois au détour des carrefours, des odeurs acres, quelquefois violentes, surgissent, des odeurs de brochettes fumantes, d'eau croupie ou de pisse au pied du siège de grandes compagnies de divertissement ou des restaurants chics. Le contraste est frappant avec Bryant Park, un peu plus bas - cette oasis verte au beau milieu de la ville sous la 42ème où nous passons, sur la belle terrasse du restaurant du parc, une soirée d'anniversaire mémorable.

La vie est plus paisible en descendant downtown vers Greenwich et Soho - un quartier qui s'impose comme un point de chute possible. D'autres options existent, comme le duplex avec terrasse que nous visitons West side sur la 84ème à hauteur du milieu de Central Park. La tonalité à Soho est plus familière, le quartier est proche par certains côtés du Marais. Comme l'a révélé le choix de German Village à Columbus sans toutefois que nous nous en rendions compte tout d'abord, c'est comme si nous oscillions toujours dans nos choix entre l'Amérique - c'est par définition notre environnement - et l'Europe, à travers les endroits où nous choisissons d'habiter.

Mes parents, qui nous ont rejoints à Columbus puis à Toronto, sont ravis de leur promenade américaine à nos côtés, sous des angles qui leur font voir l'Amérique d'une façon à la fois différente et privilégiée. Quelques discussions autour de mon nouveau boulot, mais aussi sur la société américaine et un peu de politique as usual avec mon père ; avec maman, les choses sont toujours plus intuitives. Tout cela fait, avec eux aux alentours de soixante-dix ans et nous de la quarantaine, des retrouvailles heureuses, et même harmonieuses, avec des parents qui se laissent faire avec un plaisir évident. Cette relative et parfois subtile inversion des rôles est un des beaux moments de la vie surtout lorsqu'elle se réalise en un moment d'accomplissement pour les uns et pour les autres. Ruth, notre voisine de passage - une britannique francophile venue accompagner sa fille pour la préparation de Billy Elliot sur Broadway - doit le sentir qui se lie spontanément d'amitié avec eux.

En fin de séjour pourtant, mon père a un petit accident vasculaire qui aurait pu transformer tout cela en drame. Comme l'incident paraît léger et que nous en ignorons la cause, nous mettons cela, dans le restaurant italien de la 8ème dans lequel nous nous retrouvons quand j'arrive une fois de plus in extremis et tard de Toronto, sur le compte de la fatigue d'un séjour qui les a, malgré tout, beaucoup sollicités depuis trois semaines. Je me laisse embarquer, la veille de leur départ, par les propos faussement rassurants de mon père. Je m'en voudrais beaucoup un peu plus tard d'avoir cédé là où il fallait, sans discuter, imposer la décision d'un passage immédiat aux urgences, seul contre vents et marées si nécessaire.

Cette inertie face à cette irruption maligne de la gravité au milieu de ce séjour harmonieux me désarme et m'alerte. En voulant éviter de gâcher la fin du séjour par une mesure qui pouvait paraître excessive, nous aurions pu tout gâcher pour de bon, en effet, si l'incident avait été plus grave. Une leçon pour la suite, mais une leçon que je ne voudrais pas avoir éprouvée. A peine arrivé, mon père est interné à l'hôpital Charles Nicole à Rouen. Il va mieux. Mais, après chaque coup de fil, je me sens investi d'une responsabilité nouvelle. Je me sens aussi désarmé et plus vieux, soudain, de quelques années.

A onze ans, dans une situation il est vrai compliquée par des problèmes de santé dont les médecins peinèrent un an durant à identifier la cause, je me réveillais en pleine nuit en refusant avec force l'idée de la mort de mes parents. Je n'ai, il y a trois ou quatre ans, accepté de laisser partir ma grand-mère italienne au retour d'un long séjour aux antipodes que parce que, dans un dernier soupir, la veille de sa mort, elle m'a chuchoté, l'air soudain libéré, qu'elle était trop fatiguée pour lutter davantage encore. Pour la première fois de ma vie, j'ai passé ma main sur le front de cette grande femme énergique et aimante qui a enchanté toute mon enfance. Elle m'a laissé faire avec la très grande douceur d'une extrême faiblesse. Puis j'ai acquiescé, dans les yeux, d'un petit signe de la tête. J'ai l'impression, encore maintenant, qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Cela avait l'air si dur.

Si j'ai parfois joué avec ma propre vie d'une façon sans doute parfois inconsidérée au regard du registre ordinaire de l'adolescence, je peux dire en même temps que je n'ai pourtant jamais accepté la mort de ceux que j'aime. Ils représentent tout ce que j'ai, qui ne m'appartient pas mais qui me mêle inextricablement à eux. Ni espoir, ni lâcheté ou, pour dire comme Comte-Sponville, ni béatitude, ni désespoir. Ce n'est pas maintenant que je vais céder là-dessus.

30/05/2008

Extension du domaine du mouvement

De retour d'Europe, je regardais autour de moi au Dulles Airport à Washington DC l'autre jour. Dans les aéroports (et dans les malls ou les voitures aussi bien), les Américains passent leur temps à boire, sodas pour les enfants, jus de fruit pour les femmes, bières pour les hommes, parfois vin ou champagne pour les adultes dans les business lounges.

Quand ils ne boivent pas, ils mangent : burgers, hot dogs, nourriture mexicaine, glaces et sucreries diverses, tout y passe. Il est pourtant possible de les voir ni manger, ni boire : c'est qu'alors, ils téléphonent avec un appareil dernier cri, pianotent sur leur ordinateur, visionnent une video ou manipulent avec dextérité leur blackberry. A moins qu'ils ne se bornent à regarder les infos ou le dernier match de baseball sur les écrans disséminés un peu partout, maintenant même dans les taxis new yorkais ou les toilettes publiques.

Même impression lorsque nous logions à Easton, il y a un peu plus d'un an maintenant, au retour des beaux jours, ou même encore au coeur de German Village, de temps à autre, lorsque l'on sort le soir profiter de la fraîcheur du jardin ou des parcs (et, il me faut le reconnaître également, aujourd'hui aussi de la riviera de Toronto, entre le lac et le centre) : toujours, le bruit sourd et lointain, de la circulation sur les grandes artères qui quadrillent le pays en tous sens, un bruit qui ne s'estompe jamais totalement, même au coeur de la nuit. Quand ce ne sont pas voitures ou camions d'ailleurs, ce sont les avions qui relient toutes les grandes villes, les hélicoptères qui surveillent les quartiers black - ou même les grands trains de marchandises qui klaxonnent puissamment au milieu de la nuit comme pour mieux scander ce mouvement permanent.

Et ainsi de suite, le mouvement s'étend à toutes les sphères de la vie - voyez encore le rôle joué dans l'économie américaine par le ressort de la consommation et de l'endettement, qui produit la même impression que la machine ne peut s'arrêter. Ainsi, ce qui me semble le mieux définir l'Amérique, c'est ce mouvement perpétuel, cette impression mécanique qui ne disparaît jamais complètement, qu'ici, ça ne s'arrête jamais. A la folie de la révolution permanente il y a un siècle, répond aujourd'hui la vanité du mouvement incessant. On redoute, on redoutait naguère dans les milieux progressistes la marchandisation du monde et de la personne ; on dirait qu'aujourd'hui c'est cette satellisation tous azimuts qui lui confère sa forme la plus achevée et, à proprement parler, vertigineuse par la distance qu'elle introduit entre la condition humaine et, aurait dit Hannah Arendt, la terre comme habitat, comme lieu vivable.

Oui mais, si le mouvement c'est la folie, l'arrêt c'est la mort. Sans s'arrêter encore alors, lever de temps en temps la tête au ciel et, au milieu du vacarme, se souvenir du Pacifique Sud.

08/01/2008

Atours, grimoire et amitié (A propos de R|B, Mythologies)

Il y a dans la vie des moments magiques parce qu'ils témoignent soudain, au milieu de la suite ordinaire des jours, d'un agencement harmonieux de notre existence à travers la conscience intime que nous prenons alors de sa durée, par l'irruption d'un signe de connivence qui, trouvant son ancrage loin dans le passé, continue miraculeusement de se manifester dans le présent.

Il me faut dire tout d'abord que j'aime Barthes.

Vers 18 ans, faisant d'un retard d'inscription en hypokhâgne l'opportunité d'une année de libre exploration, la lecture de la plus grande partie de son oeuvre a été simultanément une révélation et un plaisir. Révélation d'un nouveau regard sur le monde, plaisir d'une lecture à la fois lumineuse et familière, comme une voix qui trouverait soudain en soi une résonnance singulière.

Le degré zéro de l'écriture, Michelet, Sur Racine, Les essais critiques, Système de la mode, Sade, Fourier, Loyola, Le plaisir du texte, Fragments d'un discours amoureux bien sûr, mais aussi Roland Barthes par lui-même... ces livres-là n'ont pas peu contribué à ce que cette année de libertinage vale mille fois plus qu'une année de voyages (c'est toujours la même histoire : plutôt le risque du décrochage que l'enfer du désenchantement).

Avec ces livres, le commentaire l'emportait sur l'oeuvre et la jouissance du discours sur le plaisir du texte. Créer, avec coeur et, de préférence, avec talent, c'était bien ; commenter, avec intelligence, c'était mieux. Plus encore, par une sorte de peur du vide (au sens de la platitude, de l'insipide, de l'ennui, etc), je fus estomaqué par la densité de Barthes, cette aptitude à saturer de sens un réel qui en semblait pourtant déserté (essayez donc de faire deux ou trois pages dignes sur les saponides et les détergents, le bifteck et les frites ou encore la photogénie électorale). Entre la poésie de Rilke et la mécanique de Sartre, il y avait donc place pour une sorte d'enchantement conceptuel du réel. Après tout, certains chercheurs en mathématiques évoquent bien leur champ d'étude comme un univers infiniment poétique.

L'un de ces textes : Mythologies, publié en 1957, eut une portée et, pour ainsi dire, une saveur particulières. Je peux bien dire que, très vite ici, sa forme, c'est-à-dire sa structure, son appareillage, sa tonalité, sa liberté-même, son intelligence avec le réel, son jeu avec les concepts, se sont imposés à moi comme la référence possible d'un projet d'ouvrage qui entreprendrait, selon une inspiration proche, de décrypter l'Amérique en bousculant la banalité trompeuse des signes qu'elle produit (le steack frites se verrait ainsi transformé en hamburger, Poujade en Huckabee, la nouvelle Citroën en Mustang Bullit, le vin en whiskey, le visage de Garbo en sourire d'Anna Nicole Smith, etc).

A part à un ami américain qui contestait l'idée même d'une culture américaine (encore un francophile), je ne crois pas avoir beaucoup parlé de cette idée. Je ne crois pas non plus, au-delà de ces années de jeunesse et de formation, avoir dit clairement que Barthes fût, sur un plan personnel, à ce point décisif (seule ombre au tableau, mais elle ne fut alors que l'habituelle bêtasse protestation de virilité adolescente : je n'aimai guère apprendre par hasard, après avoir lu les Fragments, que l'auteur fût homosexuel).

Or, je reçois ce matin un petit paquet aux atours prometteurs, malmené juste ce qu'il faut, de son périple transatlantique, couvert de multiples étiquettes, d'inscriptions en tous sens, de signes d'intermédiation divers qui, entre carte de voeux et cartes postales romaines, contient un petit livre. Sur une belle couverture de couleur souris, on lit en lettres argentées : "R|B", puis en dessous, en plus petits caractères : "Roland Barthes, Mythologies". Il s'agit d'une réédition du texte qui, auparavant disponible en Points Seuil, n'avait certes pas l'élégance que lui confère cette réédition de luxe (l'étudiant s'en fiche, l'adulte s'en délecte).

Ce "R|B", qui représente naturellement les initiales de Barthes, figure aussi celles de l'amie à l'origine de l'envoi, ce qui fait que d'un même mouvement on célèbre l'auteur et le passeur, l'intelligence et la connivence, le concept et le commerce, l'objet et le signe, bref, la littérature et l'amitié.

Je vous souhaite, pour cette année et pour celles à suivre, sans limitation de durée, d'aussi heureuses connexions.

13/12/2007

Washington DC (1) Le jugement de Salomon (et la réponse de Kennedy)

Il a attaqué tôt, dans le taxi, lundi matin, alors que nous filions vers l'aéroport de Columbus à travers une ville quasi déserte à cette heure de la nuit, en trombe, à cause de son retard. Salomon Awoke, originaire d'Ethiopie, était un grand voyageur avant, du moins, qu'il ne se décide à fonder une famille en Amérique.

Salomon était ravi de tomber sur un Français (même sur moi, à l'aube). Il a lui-même vécu plusieurs années en Europe et en France, pays qu'il a dû quitter après s'être vu refuser sa carte de séjour. Pour lui, c'est clair : en Amérique, il y a beaucoup d'arrogance. Et puis, il n'y a pas vraiment de culture. De cette ignorance du monde, Salomon, en provocateur affable, guidé par une sagesse malgré tout bienveillante, ne cesse de débattre avec ses passagers, de préférence américains. Pour une fois qu'au plan international, l'arrogance ne serait pas de notre côté...

Arrogance ? En faisant un crochet par Atlanta avant de prendre la direction de Washington DC, je confirme à un vieux businesman qui m'interroge que je suis français en effet. "Nobody's perfect" ajoutai-je. Je n'aurais pas dû : le type a crû à une autocritique spontanée et sincère. Et a enchaîné en tentant de m'expliquer que l'on ne pouvait être tenu pour responsable de l'endroit où l'on était né... J'ai volontiers laissé une passagère venue s'intercaler entre nous prendre le relais de ce dialogue de sourds.

Pas de culture, ici ? Le Kennedy Center for the Performing Arts est un vaste bâtiment épuré ; on dirait un peu le Trocadero, en plus longiligne et en plus imposant. Au frontispice du bâtiment, côté fleuve, les mots de JKF ne manquent pourtant pas de grandeur : "I look forward for an America which commands respect not only for its strength but for its civilization as well".

Fidèle à sa mission de rendre la culture accessible à tous, le Centre propose de fait, tous les soirs, des spectacles variés dans le hall du Grand Foyer. Sous les lustres majestueux de la grande salle qui domine le Potomac, c'est Eric Hutchinson qui donnait l'autre soir, avec une poignée de musiciens, un concert de pop enlevé, une sorte de navigation ludique, rafraîchissante et libre, ne s'interdisant ni une incursion dans la country, ni des variations jazzy et faisant même parfois un détour par un rock très convenable.

Sur le chemin du retour à l'hôtel, qui se trouve juste à côté de la Maison Blanche, je tombe sur le siège de l'AFL, la célèbre Federation of Labor Association. Des Birmans en exil y donnaient une conférence sur la violation des droits politiques et sociaux au Myanmar devant un public clairsemé.

Aux murs du siège, on peut notamment découvrir The Great Strike de Ralph Fasanella, représentation naïve et engagée de la grève de l'industrie textile dans le Massassuchets en 1912. Un patchwork de nationalités : Italiens, Irlandais, Polonais, Juifs... finirent par obtenir une révision à la hausse de leurs droits sociaux, sans parvenir à éviter de violentes représailles policières. Un petit air de Martin Eden.

Qui s'efface complètement pour le coup en passant aux toiles de Pearce, qui ne peut s'empêcher, lui, dans ses représentations de la condition sociale afro-américaine, d'intégrer une touche de gaieté qui finit par déborder le tableau et prendre l'ascendant sur la peinture du malheur. Cela vaut mieux que cet art social américain d'origine, celui de l'époque de Gompers, si grandiloquent et métallique qu'on le dirait tout droit sorti du fascisme italien.

"This country cannot afford to be materially rich and spiritually poor" poursuivait Kennedy. C'est sans doute un fil de l'histoire à reprendre : car si l'art sait se mettre ici au service des grandes causes sociales, le social gagnerait de son côté à revenir aux règles de l'art dans une nation qui - cela est aussi reconnu par les conservateurs éclairés - voit une inquiétude diffuse liée à une certaine insécurité sociale monter de toutes parts.