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09/09/2007

Autour de la guerre (1) B-17G : Disturbing the Universe

J'étais entré chez Tschann un après-midi, à court d'idées, mais avec l'envie de lire de bonnes choses. Je m'étais installé au beau milieu de la librairie et j'avais proposé à deux ou trois membres de l'équipe de me faire partager leurs coups de coeur. Ecoutant les uns, soupesant les autres, je faisais de grandes piles hétéroclites et désordonnées dans les coins en tentant de me faire l'idée la plus juste possible de la qualité des relations que nous pourrions, chacun de ces livres et moi, entretenir par la suite. Si, comme le dit Pierre Lepape, "la lecture est le plaisir le plus comparable au plaisir amoureux", cet après-midi-là confina sans aucun doute au libertinage, gravité incluse. Effet sans doute d'une trop grande distance prise dans les mois qui avaient précédé avec les livres, je voulais les embrasser tous, mais il fallait choisir. Entrant pour chercher de quoi lire, on se souvient soudain - le temps manque - que l'on va mourir. Au lieu pourtant d'en éprouver de la tristesse, c'est un supplément d'intensité que l'on ressent, comme un surcroît de monde.

L'un d'eux me mit entre les mains "B-17G", ce petit livre de Pierre Bergounioux que je calais tant bien que mal dans la pile finale, et auquel j'ai repensé ces derniers temps en écoutant de vénérables Américains évoquer leur guerre en France. Ces deux-là - l'un a plus de quatre-vingt dix ans, l'autre quatre-vingt bien tassés, et tous deux tiennent une forme étonnante - ont eu de la chance. Ils en sont revenus et évoquent aujourd'hui cet épisode si intense et si lointain de leur vie avec une légèreté presque ironique, au sens de l'ironie du sort, qui masque mal, à la vérité, la gravité du souvenir de leurs morts (Holdridge par exemple a toujours refusé de mettre un pied dans un des cimetières américains de Normandie : on devine qu'une seconde fois, il en aurait été dévasté).

A l'origine de ce petit livre, il y a une photo. C'est une petite vignette, assez floue, qui apparaît sur la belle couverture noire de la nouvelle édition de l'ouvrage chez Argol, et qui représente la partie arrière d'un bombardier en vol. L'appareil a été touché et une fumée épaisse jaillit sur la gauche de la carlingue. L'avion est un B-17, un modèle G, la plus récente à l'époque des "forteresses volantes" qui furent présentées à Seattle en 1934 et qui pillonnèrent l'Allemagne dans les dernières années de la guerre. "Ce n'est pas à riposter, écrit Bergounioux, comme au cinéma, comme y songent les gosses, que j'ai pensé lorsque j'ai revu la Forteresse volante. C'est aux gosses qui se trouvaient à bord. Ils furent les protagonistes d'une mutation sans exemple ni précédent de la civilisation matérielle et morale et payèrent de leur vie ce privilège exorbitant".

Dans chaque appareil, dix hommes. Qui sont-ils ? s'interroge l'auteur. Le navigateur, par exemple, est-il d'origine juive, d'un père tailleur dans East Harlem qui lui aurait fait étudier le droit commercial ou les techniques bancaires ? Ou bien est-il d'ascendance écossaise, napolitaine, danoise, allemande ? " Ils sont dix à endosser leur équipement avec la peur au ventre et le souci de la contrôler, de refuser la moindre liberté au gosse qu'ils étaient à quelques heures d'ici et qui, s'il avait voix au chapitre, dirait non, se roulerait dans l'herbe en pleurant, s'enfuirait pesamment, sans espoir, à cause des grosses bottes qui pèsent aux pieds". Je repense aux propos d'Adam, l'autre soir, qui confie avoir échappé à la guerre en Irak au titre de sa participation à la réserve de l'US Air Force grâce à un certificat de convenance d'un oncle médecin : à guerre illégitime, dit-il, esquive déloyale. Cette guerre n'est pas plus populaire aux Etats-Unis qu'ailleurs.

Là, pas le choix. Et puis, pour le coup, ces jeunes types venus de tous les coins de l'Amérique sont reliés par "l'élement moral qui anima les adversaires du nazisme, la certitude de combattre le Mal, d'agir, chacun dans sa partie, et jusqu'à l'intérieur d'un bocal en Plexiglas suspendu dans les airs, au nom de l'humanité". Leadfoot, Butcher Shop, Shoo Shoo Baby... Il y aura sans doute une inscription ludique peinte sous la cabine, entre une pin-up et un canard sorti de Tex Avery. "Ils respirent une nouvelle fois la senteur verte, entêtante qui monte du pré". Trente tonnes de métal, de carburant et d'explosifs décollent bientôt. Le lourd appareil grimpe, prend son envol, puis son rythme de croisière dans la profondeur des cieux anglais. Il fait froid. A bord, combinaisons chauffantes et masques à oxygène sont de rigueur. L'appareil est équipé d'un viseur Norden qui, dit-on, permet de placer un bombe dans un tonneau de choucroute à une altitude de vingt mille pieds.

Hemingway a bien tenté l'expérience, mais c'était dans un B-25 Mitchell en mission sur la France. Et puis, souligne Bergounioux, "Hemingway est trop vieux. Le vif de l'expérience, sa hauteur, sa fraîcheur virginale - moins cinquante degrés - lui échappent. Elles requièrent des êtres pareillement frais, qui s'ignorent eux-mêmes, des cieux inviolés et mortels". Non, ce gars-là, qui a dix-neuf ans, "il a peur, il a froid, il n'arrive pas à penser". Ceci encore sur la littérature et la vie : "C'est toujours ainsi qu'il en va. La réalité, lorsqu'elle pulvérise l'idée qu'on s'en faisait, qu'elle nous rappelle son existence, sa royauté, sa puissance, c'est invariablement avec pertes et fracas. Pour l'accueillir et, s'il se peut, la projeter par le moyen du langage articulé, sur du papier, il y a deux préalables, qui sont de l'éprouver en personne et d'être sans prévention ni but précis, sans passé ni projets pour l'avenir, d'avoir moins de vingt ans donc. C'est des premières expériences que les récits tirent leur substance. Ensuite, on s'assagit. La vue baisse. Les artères s'encrassent. L'ankylose gagne".

Au-dessus de tout cela, dans le vacarme assourdissant des moteurs qui hurlent leur puissance, les souvenirs d'enfance remontent. Ce jeune type, les mains agrippées à la mitrailleuse, "il a forcé la porte invisible. Il parcourt avec des bottes de sept lieues l'antique domaine des Dieux". Il peut nommer les choses, refaire le monde presque, d'un autre point de vue. "Tous les hommes devraient enfiler un jour une combinaison fourrée et faire un stage de dix minutes à vingt-quatre mille pieds. C'est d'un oeil différent qu'ils verraient la terre, l'agitation microscopique dont elle est le théâtre. De leur séjour en altitude, ils rapporteraient le léger décalage, la réticence à quoi se ramène, pour l'essentiel, la sagesse".

C'est vers la même époque que Dyson, le physicien, qui aimait rien tant que monter sur un arbre un livre entre les mains, s'interrogeait sur les temps proches où nous pourrions, précisément, en prenant un peu plus de hauteur sur le monde, nous rapprocher d'un sentiment "d'unité cosmique". Dyson fut sollicité par la base de Wyton pour trouver une solution aux pertes humaines effarantes dans ces bombardiers, en l'air. Pour lui, la trappe d'évacuation était trop étroite : d'un pouce. Un pouce manquant, et des milliers de jeunes types "brûlés vifs dans leur appareil transformé en torche". Après quoi, Dyson s'en va rejoindre les équipes de Fort Alamos, au Nouveau-Mexique, "pour libérer les forces infernales dans le noyau de l'atome". Disturbing the Universe. Le cauchemar l'emporta sur la poésie.

L'escadrille passe la côté hollandaise. Elle approche. Bientôt, on va commencer à écraser les usines d'armement allemandes sous les bombes. Mais, en dessous, la DCA commence à canarder. Surtout, les bombardiers sont pris en chasse par l'aviation nazie. Un premier bombardier, positionné plus bas dans la formation, tombe. Aucun des types avec lesquels on avait, la veille, passé la soirée, n'a évacué. On se tait. "Lorsque, à l'automne 1943, la 8ème armée se rendit à Schweinfurt, où l'on fabriquait des roulements à billes, puis à Augsbourg, sur les usines Messerschmitt, un pilote rescapé déclara qu'il aurait pu se passer de navigateur. A l'aller comme au retour, la route était jalonnée par les bûchers funéraires des avions abattus qui brûlaient au sol".

Aux commandes de sa mitrailleuse 12,7 mm, Smith commence à riposter aux attaques qui montent vers l'appareil. Figé par le froid, emporté par le recul de la mitrailleuse, il a oublié ses cours de tir, tarde à ajuster les trajectoires, manque ses cibles - la meute des Focke-Wulf qui se rapproche, en esquivant les traceuses qui passent de part et d'autre. Ça crépite de partout. D'embardées en virages, les chasseurs reviennent bientôt dans l'axe. "Depuis que les chasseurs ont glissé sous ses yeux, il s'est écoulé quelques secondes, à peine, mais si chargées d'événements, de sentiments contraires, enchevêtrés, violents qu'elles équilibreraient, au trébuchet du temps, des jours, des mois de la durée où baignent, beaucoup plus bas, la terre simplifiée, sommaire, l'étain figé de la mer, les vieilles années". Après ? "Le pilote du chasseur est une vieille main. Il a dix ans de plus que la bande d'adolescents affolés qui cherchent désespérément à le voir et n'y arrivent pas".

Il arrive qu'en s'arrêtant au beau milieu d'une plaine de l'Indiana traversée de quelques nuages perdus, face à une brise légère, apercevant soudain le léger tremblement de la main d'un vieillard qui en est réchappé, ou achevant le livre de Bergounioux au creux d'une nuit silencieuse comme une tombe, il arrive qu'on se sente soudain saisi de cette pulvérisation en masse de la jeunesse américaine - des gars du Wyoming, du Dakota ou d'Alabama -, au-dessus de l'Europe. C'est comme un frisson glacial, presque un éclair douloureux qui traverse le torse. Mais ça ne dure pas très longtemps, en fait. Après tout, les morts sont les morts, non ?

07/08/2007

En lisant Les Bienveillantes (1) Bienvenue dans la fosse

894 pages, près de 2 millions de signes, un bon kilo de littérature, environ 35 heures de lecture. Il faudrait aussi compter les temps de suspension, au beau milieu de la page, les retours en arrière, les paragraphes repris lentement, lettre après lettre, mot après mot, pour reconstruire une phrase dont le sens se disloque sous vos yeux. Et puis le temps passé, entre les séances de lecture, à penser au livre : cela fait bien le double, et s'étale sur plusieurs semaines, soit deux ou trois mois pour une lecture qui compose avec la vie, les obligations et les tâches, les interruptions nécessaires, d'autres lectures peut-être.

Il y a, au propre comme au figuré, une énormité des Bienveillantes, un compagnonnage physique obligé qui s'impose au lecteur. Le poids du livre ne permet pas de le lire n'importe où ; il contraint à une certaine immobilité, oblige à se caler, soi et le livre, quelque part et à s'organiser pour passer un moment dans ce repaire. Physiquement, on pense à Belle du Seigneur. D'emblée, on sait qu'il va falloir passer des heures sur ce gros volume à l'écriture serrée et aux paragraphes denses qui n'intégrent que peu de coupures. Comme si, plus encore qu'au compagnonnage, le livre contraignait à une sorte d'immersion, à une apnée profonde. Et infernale.

"Si tu m'ouvres, tu plonges avec moi" semble susurrer l'ouvrage en marge des célébrations, du raffût des Grands Prix au bruissement des magazines (mais, nouvelle victoire de Proust contre Sainte-Beuve, Littell a peu à en dire au-delà de ce qu'il en écrit et qui suffit en effet). On a parlé du retour du bourreau comme pour contrebalancer la propension contemporaine à la repentance. Il est juste qu'en passant un certain point de la lecture des Bienveillantes, on entre nécessairement dans une sorte de fascination morbide pour l'horreur ordinaire du génocide. Mais s'empresser de théoriser cela, c'est aussi manquer la dimension et, pour ainsi dire, l'expérience personnelle du roman. Ce serait comme essayer de noyer le poisson de la conscience qui surnage tout de même un peu, en glissant de temps à autre : "Et toi, projeté là-dedans - soldat ou professeur, machiniste ou fonctionnaire -, qu'aurais-tu fais ? Es-tu bien sûr de tes habits de héros ?".

On croyait, si l'on ose dire, le sujet clos, glissant, peu à peu, d'un siècle l'autre. Comme un souvenir douloureux qui passe avec le temps. Un souvenir de la Shoah de Lanzmann, une nuit d'été, à vingt ans. D'autres lectures. Le dernier des Justes. Un vieux manuel aux pages un peu moisies. D'ancestrales discussions ayant fini par replonger dans les profondeurs de l'histoire - des petits et des grands événements, des amitiés, des déchirures, de la formation intellectuelle ; du moment où, sortant de l'adolescence, l'on apprend à être un homme. On n'en voyait plus qu'à peine affleurer, ici une commémoration perdue, là un propos antisémite, l'indignation qui suit - et, au passage, le déshonneur de Barre. Puis, tout cela retombait, englouti dans la succession folle de l'actualité, fatigué de charrier cette mémoire-là, plombée par la pesanteur des faits.

Oublier ou mourir ? Mais il faut bien vivre. Chiche, dit Littell, qui s'isole, reprend le sujet, dégoupille, et nous fait péter tout cela à la figure. Une sorte de Précis de décomposition, mais sans l'élégance - un précis de décomposition brut, un traité où pour une fois les mots ne masqueraient pas les choses, où la morale ne préempterait pas la physique, une sorte d'anti-Traité de sciences naturelles du XVIIIème siècle, un nouveau roman de l'horreur. Vous voyez le roman là, posé sur un coin de table ou bien dressé, là, dans la vitrine ? Allez-y, prenez-le, ouvrez-le ! Bienvenue dans la fosse.

16/07/2007

De Marquette à Veracruz, un roman d'éducation américain

Qui connaît Marquette, cette petite bourgade perdue aux confins du Michigan, tout près de la frontière canadienne ? Et qui saurait dire ce qui s'est passé de l'épopée américaine - non sur l'Amérique trépidante des grandes mégalopoles, mais dans l'intérieur du pays -, entre Little Big Horn et Pearl Harbour, ce petit siècle d'histoire si décisif pour l'édification du modèle de société américain ? C'est dans cette brèche du temps, dans ce non-lieu de l'histoire américaine que s'enracine le roman de Jim Harrison.

Que s'y enracine du moins l'obsession de son jeune narrateur, David Burkett : mettre à jour les méfaits commis par trois générations du clan Burkett contre les populations et les espaces de la vaste Péninsule Nord qui, entre le Lac Michigan à l'Ouest et le Lac Huron à l'Est, définit le territoire du Michigan. Rien d'autre là, à ses yeux, que la manifestation particulière d'une entreprise civilisatrice plus large qui passa par la destruction des Indiens d'Amérique et le saccage de vastes ressources naturelles.

Jeune homme inverti et solitaire, le jeune David sent très vite la distance qui le sépare de son clan, à l'exception de sa soeur, Cynthia, elle aussi tôt entrée en révolte contre sa famille, et du personnel de la maison, Clarence, Jesse, Mme Plunket. Il se fixera donc pour but de faire l'inventaire méthodique des dégâts environnementaux et humains laissés par sa famille - tôt spécialisée dans l'industrie forestière du côté paternel, les mines de fer et le transport maritime côté maternel - en héritage à toute la région qui s'étend du Michigan et au Wisconsin jusqu'à l'Illinois et à l'Ohio. "Les prédateurs de ma lignée familiale n'avaient aucun mépris pour les travailleurs ordinaires : ils les ignoraient tout bonnement" constate, laconiquement, le jeune homme qui s'engage alors dans une enquête de longue haleine.

Pour le narrateur, l'histoire de sa famille est à l'image de celle des Etats-Unis. "Nous faisions partie des premiers conquérants d'une région et, une fois accomplie notre éradication massive des principales richesses de cette région, nous avons ensuite métamorphosé cette destruction en mythe". Les survivants eux-mêmes, parmi la main d'oeuvre abondante et précaire mobilisée alors sur ces grands chantiers de transformation, devaient aussi "transformer leur travail en un mythe pour rendre le passé supportable". Une prédation qui, pour le père du narrateur, s'étendrait d'ailleurs à l'ensemble de l'économie américaine - banques, pétriole, acier, grands ranches de l'intérieur.

En filigrane d'une quête à la fois existentielle et sociologique qui s'étend de ses années de jeunesse dans les années 60, à celles de la maturité dans les années 80, David dévoile aussi, par petites touches, le contexte souvent lourd des affrontements politiques ou raciaux de l'époque, les assassinats de Kennedy, Luther King, ou encore de Fred Hampton, un activiste noir, par la police de Chicago - et jusqu'aux souvenirs, pas si lointains, de la Grande Dépression à travers les clichés qu'en fit Walker Evans, plus loin, en Alabama.

Si le monde intimiste d'Harrison est intimement mêlé aux grands évènements de son temps, c'est bien plus par la conscience politique en éveil du narrateur que par l'indifférence générale d'une population du Midwest, au fond, étrangère à tout cela. C'est comme si, dans le roman comme dans la vie, tout cela arrivait par accident, dans les confins lointains, presque brumeux, d'un quotidien happé par la routine, immergé dans la nature et préférant aux conflits la quiétude médiocre des non-dits.

Ce roman n'est pourtant pas un roman "social" tant le social ici ne prend forme peu à peu qu'à travers le cheminement personnel du narrateur. Un cheminement obsessionnel, que David va accomplir entre cinq femmes - Laurie, le premier amour, et la découverte heureuse de la sexualité, Polly, sa femme malheureuse, Riva, l'activiste noire, Vernice, la poétesse inaccessible, qui révèle "la malédiction d'un savoir pré-édenique", et Vera, la jeune mexicaine, venue de Veracruz.

Mais les affres de sa vie sentimentale ne parviennent guère à l'entraîner avec assez de puissance hors de sa tentative envahissante d'élucider le passé de la famille - une entreprise de vingt ans qui le mènera jusqu'au milieu de la vie avant qu'il ne commence à s'en libérer. Tentative profondément solitaire, presque panthéiste dans sa communion avec la nature du Grand Nord, qui n'est finalement guère accompagnée avec constance que par Carla, la petite chienne "compagne de voyage", tous deux se plaçant ainsi à la faveur de longues escapades sauvages à l'écart de "la communauté humaine".

Si "la conséquence à long terme de la cupidité, c'est le vide", alors le jeune David va aussi tenter, à travers sa formation universitaire, de trouver, par opposition, dans la spiritualité et la littérature les appuis d'une autre trajectoire, à la fois curieuse du monde et avide de sens. Son parcours de jeune étudiant du Midwest refusant, son tour venu, de passer lui aussi par Yale, fourmille de références aux grands écrivains européens - Thomas Mann, Tchekov, Stendhal, Céline - et américains - ici, Faulkner plutôt qu'Hemingway. Du côté de la spiritualité, c'est l'oncle Fred qui jouera le rôle du pionnier, celui dont la quête qui se perd aux confins du zen, joue le rôle pour le jeune narrateur de matière à penser - et à se libérer d'un catholicisme d'autant plus étouffant qu'il fait, depuis des générations, office de caution morale à l'entreprise prédatrice du clan Burkett.

Tout cela fait-il une identité américaine ? "On découvre maints univers différents aux Etats-Unis dès qu'on s'écarte des autoroutes et qu'on ne regarde pas la télévision". Une Amérique réelle en tout cas, très différente " des abstractions banlieusardes, des fadaises débitées à longueur de journée, de l'interminable logorrhée des journaux et de la télévision", ainsi que le lui rappelle le récit d'un ancien capitaine des Marines de la guerre du Vietnam.

On est pris par l'étrange beauté du livre de Jim Harrison, entraîné aussi par la naïveté de la quête de son jeune héros, qui dévoile par petites touches le visage d'une autre Amérique. Cette quête, à la fois saisie par l'histoire et ancrée dans la nature, dessine un itinéraire tout de réflexion critique, une tentative de prise de distance. Elle trouve en même temps son harmonie dans un syncrétisme original qui apparaît, au fil des pages, comme un hymne vibrant à une Amérique vivante, dont la capacité qu'il faut bien qualifier de résilience permet d'ériger la réalité que conte Harrison en histoire plus prenante encore que le mythe.

14/03/2007

Qui veut lire un roman ? (A propos de La théorie des nuages de Stéphane Audéguy)

"A crowd is a visible aggregate of minute particles of water or ice, or both, in the free air" énonce l'International Cloud Atlas. " Pas de bonheur sans nuages" lui répond en écho Roger-Pol Droit dans une chronique littéraire consacrée au Guide du chasseur de nuages de Gavin Pretor Pinney, soulignant le caractère injustement dénigré de ces "formes floues, aux frontières à la fois sinueuses et imprécises", de ces "agencements suspects" qui vont tellement au rebours de nos évidences philosophiques les mieux ancrées, de "la valorisation, dans notre histoire culturelle, de l'immuable, du permanent, de l'éternellement fixe, de l'identique à soi".

Si, comme le note Roger-Pol Droit, la littérature sur les nuages est des plus minces, elle n'en recèle pas moins un petit joyau. Est-le temps extraordinairement changeant de l'Ohio capable, chaque jour, de basculer d'une saison l'autre, d'un hiver rigoureux à la plus rayonnante des journées d'été ? Dans les cieux de Columbus, les grands nuages venus du Nord font la loi. Ils m'incitent à réouvrir le beau livre de Stéphane Audéguy.

"La théorie des nuages" conte l'histoire d'Akira Kumo, un grand couturier japonais, qui collectionne les livres consacrés aux nuages. Pour classer sa bibliothèque, Akira engage une jeune documentaliste, Virginie Latour. De Luke Howard à Richard Abercrombie, se succèdent alors les récits des grands explorateurs méconnus, autour d'une singulière connivence. Et tente de s'élucider le mystère d'Akira pour les nuages, travail d'élucidation dont lui-même sent bien qu'il ne sortira pas indemme, "que la réponse à cette question-là l'attend, tapie comme une bête inconnue dans la jungle opaque de sa mémoire ".

Pour cela, il en faudra passer par le croisement intimement mêlé de l'épopée des premiers météorologues et des plus lointains souvenirs de soi - ceux que l'on a enfui parce qu'ils n'auraient pas permis, sinon, de continuer à vivre -, balancer entre l'épopée des temps anciens et les contingences de l'époque. Assister à la création des premières stations météorologiques sous Napoléon III par Augustin Verrier, - par laquelle "s'achève le temps des hommes et commence celui des réseaux"-, ou aux rivalités de congrès des grands chercheurs suédois de l'époque, au prix parfois des plus cyniques faits d'armes. Suivre à la trace les conséquences diaboliques de l'explosion du Krakatoa l'été 1883, "la plus puissante bombe naturelle que le monde ait jamais connue depuis plusieurs milliers d'années", qui fera grêler à Paris en plein mois d'août - et dont le récit fait étonnamment écho à la peur contemporaine du dérèglement du climat.

Suivre encore la trajectoire de ce petit point brillant qui descend lentement vers Hiroshima, le matin du 5 août, dans le silence d'un ciel sans nuages, au-dessus d'habitants qui se réjouissaient pourtant d'avoir été épargnés tout au long des mois précédents par les bombardements américains ? Mais pourquoi Akiro a-t-il survécu alors qu'il se trouvait à cet instant précis en zone 2, celle de la mort à court terme après le déclenchement d'une multiplicité de cancers simultanés?

Participer surtout à la recherche du fameux "Protocole Abercrombie" - et aux aventures de Richard Abercrombie lui-même, d'un voyage autour du monde entrepris dans l'idée de décrire le ciel. Lorsqu'il démarre son périple, Abercrombie est un homme de science. Il en reparaît, au retour, profondément changé, ayant "entrevu, derrière la pittoresque diversité des cultures, autre chose de plus profond, quelque chose d'humain encore, le noyau minuscule et indestructible de l'humanité".

C'est qu'au lieu d'explorer les nuages, des forêts indonésiennes aux rivages d'Hokkaido, Abercrombie commence à s'intéresser de près au genre humain - de très près. Ou, plus exactement, il établit dans cet incessant balancement entre le monde des nuages et celui des hommes, le "principe d'isomorphie" selon lequel tout, dans l'univers, revient au même ; le monde ne lui apparaît bientôt que comme la résultante de formes toujours identiques - un secret qui lui est livré, dans un rouleau d'estampes, par la divinité chinoise qui préside aux jeux du ciel et de l'eau, un secret qui commande d'épouser les formes du monde.

Dans son périple, Abercrombie pressent pourtant l'invention d'un nouveau Moyen-Age, "un temps d'invasions barbares, de mélange des races et des cultures, d'inventions extraordinaires, dans une évolution inéluctable qui ouvre également la possibilité de maladies affreusement meurtrières, comme le Moyen-Age lui-même connut la peste venue de si loin par les rats des navires". Un temps - on est alors à la fin du XIXe siècle -, qui verra les Etats-Unis d'Amérique, "le pays le plus profondément disharmonique qui soit" devenir les nouveaux maîtres du monde, que c'est cela, "cette civilisation rigide, formidablement efficace et spirituellement démente, militaire et marchande" qui va triompher.

C'est en lisant une critique sur son dernier roman, Fils unique, consacré au frère de Rousseau, que j'ai vu mentionné pour la première fois La théorie des nuages. C'est que la critique littéraire a ses raisons, dont la raison du lecteur se joue. On devrait toujours se fier aux titres, y compris lorsqu'ils sont tapageurs, pour mieux alors s'en détourner. Celui-là avait une résonnance particulière, une musique bien à lui, il laissait entrevoir à lui seul un espace d'exploration propre - et il en va ainsi du roman.

Il y a, de fait, bien plus dans La théorie des nuages qu'une invitation à la contemplation, ou une réhabilitation de la rêverie qu'appelait de ses voeux Roger-Pol Droit - et l'essentiel, dans ce livre, n'est naturellement pas dans ces fulgurances contre la mécanique des temps modernes. Il y a dans ces pages, diraient les phénoménologues, une étonnante présence au monde, un regard à la fois poétique et tranchant, immanent et éthéré, porté sur le monde et sur l'alchimie à la fois dérisoire et mystérieuse de nos trajectoires - et ce qu'elles comptent de ruptures insondables, qui fonde, précisément, l'espace de la littérature.

Freud soulignait un potentiel d'exploration dans la littérature et la poésie qu'il estimait supérieur aux investigations de la science. A travers notamment la métamorphose d'Abercrombie, Audéguy réunit les deux dimensions - et réussit, pour le coup, une épopée contemporaine qui nous parle du monde en épousant l'intimité de destins singuliers. Un vrai roman, en somme.

18/02/2007

Frère du précédent (Jean-Paul, Jean-Baptiste, Jean-François et les autres)

Je ne pouvais pas ne pas prendre un authentique plaisir à un livre qui attaque par la galerie des "salauds" de Bouville et qui enchaîne par la derniere phrase des Mots. J'ai passionnément aimé Sartre : la culture travaillée au corps, le parti de descendre dans l'arène et, par dessus tout, une écriture d'une efficacité toute corrosive. Adolescent, il a été mon maître, et je n'en connais pas de meilleur. Aron vient plus tard, et c'est bien assez tôt. " Devenir adulte, rappelle Pontalis, est une mutation qui tue l'enfance complice, la jeunesse aventureuse". Si bien qu'aujourd'hui encore, je regarde ceux qui, prenant prétexte des errements marxistes d'après-guerre, le conspuent, comme un troupeau de bovins. Encore ai-je une authentique affection pour les vaches.

Je dois bien avoir été l'un des rares à la fac à m'être envoyé la Critique de la raison dialectique pour préparer un exposé sur Les mots dans le cadre d'un séminaire sur l'autobiographie, qui faisait également un sort à Leiris et à Gide. Je me suis de même signalé par une référence mémorable à un texte sur le procès de Burgos tiré du volume X des Situations à un oral de l'Assemblée nationale qui commença, à la fin d'un commentaire d'un texte d'Etchegoyen, par une question ouverte sur le Pays basque. L'enchaînement rapide sur les mérites comparés du Pacherenc de Vic-Bilh et du Madiran, plus apprécié dans ce temple des terroirs, n'a pu faire oublier l'extravagance.

Je repense aussi à la préface au vitriol d'Aden Arabie, ce petit livre vert que me conseilla Jean-François naguère, et qui m'a longtemps tenu lieu de carnet de route. J'ai fait du coup entre la bibliothèque et la chambre des voyages que j'aurais pu entreprendre autrement. Je me suis rattrappé par la suite ; au moins, je ne sombrerais pas dans le piège, prosaïque ou illuminé, de ceux qui revenaient, l'air entendu, de lointains continents. Lévi-Strauss m'y a aussi aidé, aux antipodes, avec ses Tristes tropiques par lesquels je démarrai alors hardiment une thèse d'anthropologie.


Et pourtant, le livre de Pontalis le prend sur un tout autre ton, qui n'est pas d'affrontement corrosif mais de libre recherche - ce n'est pas le moindre de ses mérites, dans une époque qui oscille entre l'oukaze et la soupe : celui d'une invitation subtile et éclairée à une exploration de soi mêlant la littérature et la famille, à partir de la suggestion que lui fit un jour son frère aîné (J.-F.) d'être mentionné comme "frère du précédent" si d'aventure un dictionnaire venait à lui consacrer une notice biographique. Renversement qui n'échappe pas à l'auteur, tout admiratif, plus jeune, de son aîné. Et de s'embarquer, d'abord à rebours, dans l'investigation de ce qu'est une relation entre des frères.

De Caïn et Abel à Maupassant, en passant par Louis XIV et Philippe d'Orléans, Proust, les Goncourt, Van Gogh, Freud (qui fut l'aîné d'un petit Julius, décédé par la suite), Champollion et, naturellement, J.-B. et J.-F., rien qui n'aille moins de soi que cette aimantation en forme d'attraction-répulsion ("hainamoration" aurait dit Lacan) autour du pôle parental. Quel est donc cet intrus ? s'interroge l'aîné. Pourquoi est-il le premier ? se demande son cadet, dans un ressassement croisé qui traverse la vie, et dont on ne sort des crispations que par intermittence - autant dire par miracle.

Autant d'affrontements autour du noeud originel, souvent violents sur un plan à tout le moins psychologique, qui ne disent pas leur nom. Pontalis cite à ce propos le mot d'un analyste qui, après avoir longuement écouté deux chercheurs se quereller à propos de la validité de leurs théories respectives, en vint à conclure : " Ce qui constitue le fond de votre désaccord, c'est ceci : ta mère contre la mienne". Soit. Mais que faire quand il s'agit de la même ?

"Aurais-je méconnu mon frère ?" s'interroge plus loin l'auteur ; et s'il était "un double, un autre trop semblable tel un miroir déformant dans lequel nous refusons de nous reconnaître ?". De fait, ce qu'il y aurait de terrible dans les familles, "c'est que l'on se trouve contraint de se différencier". Goethe dit quelque part qu'être adulte, "c'est comprendre ses parents et leur pardonner" - d'un propos à la fois juste et injuste (comprendre et accepter eût pu suffire). Mais il faut aussi un peu de courage par la suite, pour remonter aux sources de la différenciation d'avec un frère afin d'en saisir la part, nécessairement artificielle, de ce qu'ont alors projeté les adultes sur nous. Cela ne change rien, n'arrange pas davantage les choses, mais reste une entreprise instructive, libératrice à la manière des bonnes psychanalyses, à tout le moins pour soi. C'est, après tout, un peu de vérité de gagné. Quant à savoir quelle dose de vérité l'on est en mesure de supporter, c'est une autre affaire. Sartre disait à ce propos mesurer la force d'une vérité au déplaisir qu'elle lui causait. J'ai encore un peu de difficulté avec le déplaisir ; mais je vois bien la nécessité d'une pensée de l'inconfort qui serait le contraire, non du plaisir, mais de la complaisance.

A la suite des pistes tracées par Deleuze et Guattari dans l'Anti-Oedipe (pas d'intimité sans Histoire) ou, aussi bien, de l'entreprise inverse menée par Sartre dans la Critique de la raison dialectique (pas de Politique sans inconscient), Pontalis ne dédaigne pas, dans son exploration plurielle, les éclairages d'une histoire de portée plus collective. Fraternelle la Révolution française ? Mais les belles déclarations de la Constituante ont bel et bien sombré, de clubs en clivages, dans l'affrontement le plus sanglant pour la conquête du pouvoir. Sans oublier l'épisode, tout récemment réhabilité par le beau film de Christian Carion, de la fraternisation des troupes autour des tranchées de l'hiver 1914. Je ne crois pas à la fraternité, conclut en subtance Pontalis de ces deux épisodes - et qu'elle soit pris pour le modèle plus général d'une relation entre les hommes n'est pas à cet égard sans poser le problème d'une immense dénégation -, mais plutôt à la possibilité d'une fraternisation.

Depuis Rousseau - qui eut tôt fait lui-même d'écarter un frère gênant de ses Confessions (ce qu'explore à son tour Stéphane Audéguy dans Fils unique) -, le détour ethnologique est de mise. D'abord par le rappel des "cannibales" de Montaigne que je ne résiste pas au plaisir de reprendre en repensant aux propos rigolards de Bernard Lepeu, alors leader de l'Union calédonienne, il y a quelques années, face aux caméras de Canal + rappelant qu'il fut un temps pas si lointain où les Kanaks ne dédaignaient pas de manger un ou deux Blancs à l'occasion... "Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu'autant que leur nécessitez naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux. Ils s'entr'appellent généralement, ceux de mesme aages, frères". Un propos qui annonce les analyses contemporaines de Clastres sur La société sans l'Etat, qui restent des pistes fécondes pour qui se penche sur les logiques du pouvoir ou, pour mieux dire, sur l'art du contre-pouvoir et de la ruse opposée à la coercition, à l'oeuvre dans les sociétés traditionnelles.

Dans ce qui devint une passion tardive ("Je n'ai voulu nouer qu'une petite liaison et j'ai découvert à mon âge que je dois épouser une nouvelle femme"), Freud reprit en partie l'idée de Montaigne dans la théorisation anthropologique de Totem et tabou. Pour lui, c'est le meurtre libérateur du père, chef écrasant de la horde, par les fils rassemblés, qui fonde la société des frères, le passage de la violence à la loi et, partant, les bases de la civilisation. Des temps archaïques à une histoire plus récente, la fraternité se retrouve ainsi entachée de la même ambivalence. Au point que Pontalis suggère de lui substituer le terme de "frérocité". Et de citer Baudelaire : "Et cependant voilà des siècles innombrables / Que vous vous combattez sans pitié ni remord, / Tellement vous aimez le carnage et la mort / ô lutteurs éternels, ô frères implacables !".

Et si la quête d'un "vrai frère" se ramenait, au fond, à celle d'une "mère idéale" ? qui serait "disponible quand on a besoin d'elle, attentive et discrète, à la fois distante (...) et proche. Elle est là, c'est tout et c'est assez pour qu'on puisse accorder un peu plus de confiance au monde et à soi". L'entreprise, l'armée, le club, l'équipe, la loge ; la République même, portée par une nouvelle Marianne - serait-ce donc une ultime tentative pour réconcilier les Français, ces frères belliqueux ? Que l'on songe aux discussions qui opposent, dans les familles, ceux de droite et ceux de gauche - deux clans pour une même mère patrie, indivisible martèle-t-on à l'envi, comme en une incantation désespérée de conjurer l'impuissance d'un lien social qui, depuis vingt ans, se défait sous nos yeux.

Littérature, philosophie, psychanalyse, ethnologie - tout à une lecture plurielle du réel, à la fois anthropologique et intimiste, ces livres-là (une enquête "en forme de spirale" suggère l'auteur), pleins de trouvailles, d'interrogations ouvertes et de pistes esquissées - intelligents au double sens de l'élucidation et de la connivence -, tournant le dos aux dogmes autant qu'aux classifications, nous font du bien. J'aime l'humanisme des psychanalistes : trempé dans cette passion immémoriale pour le Mal, il part de loin. Ce n'est peut-être pas la République des livres chère à Assouline ; mais c'est à coup sûr, sous l'égide de Champollion, Proust et Freud réunis, la fraternisation d'une entreprise de déchiffrage.