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09/02/2008

San Francisco (3) Castro Bomb (Ecce homos)

L’on peut se laisser errer entre les parcs de Mission, en rêvant d’habiter les abords de Dolores Street en face de Mission Dolores Park, au-delà duquel les rues meurent dans des pentes impossibles après la ligne de démarcation que fait une ligne de cable car un peu perdue sur les hauteurs. De l’autre côté, la ville prend une autre coloration : ce n’est plus l’atmosphère européenne et asiatique de la côte, c’est un monde latino et black, une rue plus populaire et des murals plus fervents que ceux que l’on trouve ailleurs dans la ville.

Haight Street, un peu plus au nord, fut, dans les années 60, un haut lieu de l’activisme ; c’est là que naquit le mouvement hippie. Aujourd’hui, cette longue rue fait alterner les maisons chics et des blocks plus bohême, les boutiques à la mode et des territoires plus paisibles. Au beau milieu de la zone, c’est Castro, le fief homosexuel de la ville, qui affiche tout au long de Castro Street son engagement militant et sa sociologie typée – femmes masculines, mecs en cuir avec boucs, etc – à travers une kyrielle de restaurants cosmopolites et de bars interlopes.

Chez Harvey, entre salades mexicaines et burgers maison, on célèbre encore sur les murs le combat de Harvey Milk et de sa bande pour la reconnaissance de l’homosexualité dans les années 70. Premier superviseur (conseiller municipal) gay de San Francisco, Milk finit par être assassiné avec son complice, le maire libéral George Moscone, par un élu réactionnaire, Dan White ; le verdict complaisant dont bénéficia celui-ci - sept ans de prison - mit alors le feu aux poudres dans cette ville pourtant paisible

Cela paraît si loin. L’image ici immortalise le combat, mais elle normalise aussi les mœurs en immergeant l’affichage de la préférence sexuelle au milieu d’une Amérique, libérale certes, mais aussi familiale (cela rappelle de vieilles dames australiennes s’enthousiasmant de bon cœur à Sydney au passage de la Gay Pride sur Oxford Street). Il faut revoir là-dessus "The Times of Harvey Milk" de Rop Epstein, en attendant le film que devrait sortir cette année Gus Von Sant avec Sean Penn, dans le rôle de Milk, et Matt Damon dans celui de Dan White.

C’est un fief démocrate ici. Au Grand Lake, le cinéma qui fait l’angle entre Mac Arthur Boulevard et Lakeshore, à l’entrée d’Oakland, on peut même lire ceci sur l’immense enseigne lumineuse qui barre le carrefour : «Peace on earth can never happen until the Bush administration is removed ». Si le Castro theater, un cinéma des années 20 aux allures de cathédrale mexicaine, est un cinéma engagé, c’est d’abord par sa programmation indépendante. On y donnait ce soir-là avant « Madame Bovary », « The Strange Love of Martha Ivers », un drame d’après-guerre de Lewis Milestone.

C’était il y a soixante ans et, de l’accident de voiture à la tempête nocturne, du baiser enflammé au meurtre dans les escaliers, tout paraît faux – sauf peut-être une certaine peinture des mœurs, au-delà de l’époque. Si ce cinéma-là ne vieillit pas, c’est que ce qu’il nous dit du Bien et du Mal, des relations entre les hommes et les femmes, de l’amour et de ses épreuves, tout cela fait de lui, au fond, la bible moderne de l’Amérique.

Un bar japonais en face sert un excellent sake, sec comme un alcool de désert, entre des rolls délicieux – sushis au homard ou tempuras d’unagi (les fameuses "Castro Bombs")– que l’on savoure face à la batterie de cuisiniers nippons au milieu d’une rangée de lesbiennes aussi mal attifées qu'attentionnées.

Ville militante ? C’est une base historique indéniable, on le sent bien encore dans les choix éditoraux de City Lights, la librairie nocturne mythique de la ville, sur Broadway, ou dans l’atmosphère de Berkeley, en bas de la colline, une fois qu’on a passé le territoire des sciences dures (toujours un peu à la remorque des combats de l'époque). En même temps, tout ici respire la tolérance.

22/01/2008

San Francisco (2) Mustang Ride

Bullit ou 60 minutes chrono, Steve Mac Queen ou Nicolas Cage ? En Amérique, le mythe finit toujours par porter le mouvement et l’image par l’emporter sur le réel. A l’arrivée, on embarque finalement dans une Ford Mustang, un modèle V8 décapotable bleu nuit, tout neuf, qui n’attendait, que nous, sur le parking d’Oakland Airport, pour faire rugir ses 300 chevaux sur la 880 Nord.

D’Oakland, il suffit en effet de remonter plein nord en prenant toute la zone portuaire, qui encercle la baie, en écharpe avant de s’aligner sur Bay Bridge. Puis de se laisser happer par le flot des voitures, de ce côté-ci vers San Francisco, ou de l’autre côté de la ville, plus à l’ouest, par Golden Gate Bridge, vers Sausalito.

Il y avait les montagnes russes, il y aura les collines californiennes. Toute la puissance du moteur retient la voiture dans les descentes à pic et l’accroche au bitume dans les montées abruptes. Au ralenti, dans les lacets de Nob Hill ou entre les virages en épingle de Lombard Street, le moteur ronronne ; en pleine vitesse, il vrombit tandis que, saisie par l’accélération, la voiture maîtrise alors avec peine un mouvement de chasse par l’arrière. Il arrive même en descendant Cough Street, dans l'alternance des pentes et des replats que, comme dans les films, le monstre finisse par décoller.

Un soleil clair inonde la ville, au beau milieu d’un hiver qui ne semble pas d’ici. Plus tard, depuis la tour du De Young museum, au-dessus du jardin japonais, on voit la ville enveloppée de la belle lumière de la fin d’après-midi à travers de larges vitres voilées. En bas, les figures de fil suspendues, en forme d’arbres symétriques ou d’amphores inversées, de Ruth Asawa prolongent la magie de ce fragile équilibre tandis qu’un triangle végétal encastré dans le bâtiment frissonne au vent du soir d’un mouvement irréel.

Quand le soleil commence à tomber, depuis l’immense Golden Gate Park qui barre tout l’ouest de la ville, il faut remonter Martin Luther King Avenue à toute vitesse pour gagner la côte avant qu’il ne soit trop tard. Là, longer la plage au soleil rasant, puis rejoindre la procession des voitures qui s’arrêtent, plus bas, face au Pacifique jusqu’à ce que le soleil sombre dans les eaux. C’est comme si, ici, la mer se retenait d’attaquer la côte en échange d’un respect de la nature qui transparaît de toutes part dans la ville.

On revient alors vers Oakland en coupant par Sloat et Polavista. Sur le chemin, en bifurquant sur Twin Peaks, on voit San Francisco se couvrir progressivement de mille faibles lueurs, qui semblent n’apparaître que pour rehausser la pâleur rosée soudainement prise par les maisons. Bay Bridge, retour : la Mustang file dans la nuit comme un avion en suspension au-dessus de la baie.

07/01/2008

Vers San Francisco (1) Territoires de l'entropie

Au-dessus des Grandes Plaines, c’est comme un désert de sel argenté, échancré par endroits des entailles brunes que creuse la végétation au bord des cours d’eau. Ici ou là, cela devient un lacis d’un noir profond qui se perd vers le sud. Sur des parcelles au carré, on voit des striures comme des lignes topographiques apparentes.

Parfois, ce blanc argenté que produit la conjonction de la neige et du soleil saisit tout l’espace. Ailleurs, le blanc et le noir se mêlent en un granit marbré qui finit par se dissoudre dans la terre là où elle a résisté au froid.

Sous l’uniformité des grandes droites qui barrent le paysage en tous sens et quadrillent la moindre parcelle de terre, sous cette uniformité, vue de loin, apparente, c’est une diversité infinie qui domine et qui oppose à la rigueur de la classification la variété de ses formes.

Triomphe ici de l’entropie, finalement masqué par un océan de nuages qui préserve, dans la brume, l’illusion d’un ordonnancement possible.

Plus au sud, au-delà d’une grande bande végétale aux allures de toundra qui prend toute la région en écharpe, on dirait un océan aveuglant et magnifique (que traverse soudain, plus bas, à une vitesse foudroyante, un appareil de l’US Air Force). C’est un mirage, mais qui paraît si vrai qu’on ne sait plus ce qui l’emporte du réel et de son double.

Les nuages, au début, c’est une large étendue de gros flocons serrés les uns contre les autres comme en un immense papier bulle opaque. Puis de grandes masses d’eau gonflent et grimpent, faisant sous l’appareil un relief défoncé et menaçant, comme des murs de vagues aux crêtes tourmentées qui viendraient de loin, figées dans un moment de suspension juste avant de s’abattre dans un bouillon d’écume qui se dissipent dans un brouillard irradiant.

Au-dessus de l’Utah, la civilisation ne cherche plus à sauver les apparences. Les cours d’eau s’enfoncent en de profonds ravins, abrupts et noirs. De grands cirques géologiques s’affaissent, submergés par des nappes de plis. On dirait qu’il n’y a personne là-dessous, et pas davantage dans les montagnes déchirées qui se dressent devant, vers l’Ouest.

Alors, les vents dominants s’inversent et secouent l’appareil en tous sens. Ici se signale la frontière physique d'une terre hostile qui semble vouloir happer, avec la neige, les nuages et le vent, ceux qui s’y aventureraient.

Après, c’est une sorte de no man's land montagneux brun et froid, entrecoupé parfois de longues transversales dont on se demande ce qu’elles peuvent bien relier.

Rien - un désert.

04/01/2008

New York City (2) Un déjeuner chez Barney's

Champagne ! Chez Françoise, le club des Frenchies devise et complote encore en méditant sur le passage de Upper East à Upper West Side, à peu près à la même hauteur mais un peu plus vers le nord, toujours dans une brownstone, ces élégantes maisons de grès rouge alignées sur le même modèle, typiquement newyorkaises. Dîner un peu plus tard chez Cesca, en face, d'un assortiment de bruschette et d'honnêtes paste alle vongole arrosées d'un blanc sicilien.

Le lendemain matin, ce sont les premières neiges. La ville est prise dans un froid humide et vif. Après un petit déjeuner refuge au Pain quotidien - une adresse française qui reste réputée ici, et dont la carte diffère d'ailleurs peu de celle de Monge -, on déambule longuement dans l'après-midi entre les bonnes adresses de Greenwich et les boutiques de Soho. A l'approche de Noël, l'immense boutique Prada, en face de Dean & Deluca, est une ruche vibrionnante qui semble hésiter entre le pélerinage et la frénésie. Une fois que l'on parvient à s'extraire de la foule en remontant à pied jusque Washington Square, on peut attrapper un taxi de justesse. Et profiter, plus tard dans la soirée, d'une ambiance plus sereine et chaleureuse dans un bar à vins d'Amsterdam.

Le dimanche commence tardivement avec un shopping chez Create & Barrel - la marque affirme un design simple, moderne et compétitif -, puis chez Barney's, l'équivalent du Bon Marché, avant le déjeuner. Ah, les déjeuners chez Barney's... pour un peu, on s'y sentirait newyorkais. Au dernier étage du grand magasin, la salle s'ouvre sur de vastes vitres et un long bar ovale qui, associé à la courbure du plafond, adoucit les lignes de l'endroit. Design assez indéfinissable, années 50 relooké, élégant, avec des boiseries claires, des murs mats égayés de photos d'époque, un mélange de tapisseries végétales et de cuirs tressés. Pims coktail et oeufs Benedict accompagnés d'épinards, d'un pain de campagne maison et de thé font ici un déjeuner simple et bon.

Puis, tandis que le froid prend possession de la ville, on remonte Park Avenue vers le Met avec le parti pris, pour cette courte visite, de se focaliser sur la peinture européenne moderne (fin XIXe-début XXe). Degas, Monet, Renoir, Pissaro, Cezanne, Sisley, Vuillard même... toute la clique habituelle des impressionnistes chéris de l'Amérique est au rendez-vous, mais dans une densité d'affichage et de public qui contrarie le plaisir et brouille le regard. On trouve aussi des études rigoureuses de Seurat et de sombres Van Gogh. Quelques Picasso intriguent (Gertrude Stein) ou assombrissent (Harlequin). Toulouse-Lautrec rehausse la fête autour du Moulin Rouge. Mais, dans la petite salle ouverte qui lui est réservée, c'est Bonnard qui capte le mieux la lumière, magnifiée d'une douceur presque biblique dans La terrasse à vernon.

Quittant New York pour Columbus, c'est un peu de la lumière qu'il faut pour s'engouffrer à nouveau dans le froid et la nuit vers la Guardia.

24/12/2007

New York City (1) West side story

Commence avec l'hiver le ballet des vols en retard dans les aéroports du nord. De Reagan (Washington DC) à JFK (New York), le vol, ce jour-là, est retardé d'heures en heures avant de se trouver finalement annulé à la nuit tombée. Il faut alors jongler avec les écrans, les annonces, les comptoirs et parfois même les places qui se libèrent à la criée (devant moi pour Boston par exemple) pour retrouver une place sur un autre vol et arriver, tant bien que mal, à bon port, à La Guardia en l'occurence.

L'attente dure de longues heures, mais il en va des aéroports en Amérique comme des tribus en Mélanésie : il faut d'abord renoncer à ce que l'on comptait pour acquis ou qui nous semblait familier, à ce que nous attendions à tout le moins de bonne foi comme un événement normal. Seul ce renoncement permet en effet, au lieu de s'opposer à l'inertie phénoménologique que le réel nous oppose alors, de basculer du côté du dérèglement, de l'accident, de la différence.

Les circonstances adverses prennent alors, comme par enchantement, l'allure d'une heureuse opportunité. Pour moi, ce jour-là, celle d'une liberté imprévue, utilisée au débotté entre un roman de Schneider sur Marilyn (il m'avait fait rater le vol aller...) et un compte rendu de mon entretien avec Jonathan Rauch auquel je pus travailler entre une table de Mac Do et une boutique de babioles chinoises.

J'aime la démesure de L.A. l'orgueil de Chicago, la quiétude de Washington ; ce que je préfère à New York, c'est le côté, comment dire, déglingué de la ville. C'est ce que manquent ici à peu près tous les visiteurs européens. On s'extasie sur la Cinquième ou bien sur Madison, on court au Moma quand ce n'est pas au Met, on se repose parfois à Central Park, entre deux traversées de la ville.

Mais la vérité est que New York est une ville sale, dont l'odeur est souvent saisissante en été, usée, rapiécée de toutes parts et toute déglinguée dès lors qu'on veut bien s'éloigner un instant des itinéraires convenus comme des projections qui, toujours, nous font manquer le réel. Un chauffeur de taxi, un français, me met une télé sur le siège arrière que je finis par éteindre, et m'amène à Manhattan en trombe dans une ford brinquebalante dont on aurait dit, à chaque chaos, qu'elle allait se disloquer. Cette fois, le point de chute est dans le West Side, entre Columbus et Amsterdam Avenue.