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01/11/2010

A propos de La France de Raymond Depardon (1) La carte est le territoire

 

Comment comprendre cette juxtaposition serrée "d'aires indéfinies et d'angles morts" saisis "dans les interstices d'une France peu photographiée" (B. Racine) ? Entre les jeux d'enfants, les derniers visiteurs et des souvenirs d'enfance, on passe et repasse l'exposition, un détour par l'antichambre pédagogique, un retour en arrière. Rien n'y fait. C'est comme si l'essentiel de cette affaire continuait de nous échapper. On en sort intrigué, saisis sans saisir. Ce n'est peut-être pas une mauvaise approche : on peut voir "La France de Raymond Depardon" comme le point de départ d'une énigme qu'il nous faudrait résoudre en revenant en pensée, catalogue en main, sur la scène de la représentation. Après tout, la disponibilité à s'étonner de ce qui devrait nous paraître ordinaire, c'est la crétinerie assommante des touristes et le privilège ambigu des exilés.

"Une démarche folle et personnelle" dit Depardon à propos de "sa" France. Il faudrait plutôt dire une obsession. A Calais, les représentations jadis conquérantes de l'Industrie et du Travail agonisent dans une mélange de rouille et d'abandon. A Maubeuge, les couleurs vives de la rénovation rehaussent avec peine des HLM où la vie sociale et politique semble se résumer à un affichage de campagne électorale en déshérence sur le mur d'une cabine électrique. A Carnon-Plage, dans l'Héraut, un pavillon du bord de mer paraît à l'abandon lui aussi. Un peu partout, on passe de l'indicible au silence : des monuments aux morts ne parlent plus qu'aux morts qui avaient échappé au désastre pour mieux sombrer dans l'oubli.

Parfois, un brin de féérie vient rompre la litanie des images ordinaires. Le cliché d'ouverture de Berck-Plage, avec ses cerf-volants futuristes et ses petits cabanons bariolés, pourrait presque faire une toile de Miro. Ça et là, on trouve aussi des paysages qu'on pourrait prendre par inadvertance pour des cartes postales, tels cette plage du Portel, ce champ du Pas-de-Calais, ce flanc de colline à Saint-Vincent-de-Reins (Rhône) ou encore cette percée lumineuse à Uvernets-Fours au coeur des Alpes-de-Haute-Provence. Dans le Sud, pour les pierres, pour la chaleur que l'on devine sous la douceur de la lumière, pour la quiétude désuète d'un édifice baroque, on dirait qu'un peu de la grandeur passée résiste encore un peu à la désolation.

Mais ces vues-là, tout en profondeur, sont bien vite submergées par les barres rectangulaires et les pavillons étriqués. C'est la dynamique propre du travail de Depardon qui, plus qu'un parti pris, est une mise en tension. Ou une mise en contraste comme avec ce calvaire désormais cerné par une zone commerciale. Inversion du procéde métonymique, l'étalement verdoyant du paysage de Widehem sous un beau ciel bleu pâle se voit pour ainsi aspiré par les éoliennes qui auraient supplanté les grands arbres.

De même, la figure du café-tabac - à Calais, à Douai, à Nevers, à Surgères, à Montréal-la-Cluse -, véritable totem de la France moderne, voit son importance mécaniquement diminuée par la profusion des signes que le regard de Depardon rend dans toute sa tragique accumulation. C'est la province gagnée par le Midwest, le champ tellurique d'un "malaise dans la civilisation" aurait dit Freud, qui soulignait d'ailleurs l'importance fondamentale de l'esthétique dans toute vie sociale harmonieuse. Que ces lieux aient été choisis dans toutes les régions comme indices du désastre, c'est évidemment tout sauf un hasard : il faut s'être un peu éloigné de son pays pour sentir combien le vivre ensemble, chez nous, s'exprime avec force dans la mixité chaleureuse et inspirée des cafés.

Ce qu'il reste pourtant de la devanture du Café des arts à Lodève, c'est un immense point d'interrogation peint en rouge à l'angle d'une ruelle obscure vis-à-vis de laquelle un "libre service", aux lettres centrales masquées, pourrait presque se lire comme une "liberté du vice" qui s'entendrait moins comme un appel à la licence (si incongru, un peu plus loin, sur la vitrine de la mercerie du coin) que comme le signalement d'un monde qui déraille. L'enseigne surchargée d'affiches aussi colorées que conquérantes de la cellule du parti communiste, au Vigan (Gard), c'est le signe que la disparition s'accommode généralement d'un dernier sursaut aussi bruyant qu'inutile.

A propos de son travail, Depardon évoque "une perception intuitive, irréductible à une définition figée de l'identité française". Eh bien, c'est la fête au village. A qui en douterait, il suffirait de découvrir, un peu plus loin encore, l'entrée du "Resto", sorte d'hacienda mexicaine perdue au beau milieu de nulle part, ou de passer devant la terrasse du "Maracana", à Bédarieux. Ce n'est plus seulement le Midwest ici, c'est le Mexique en prime en un mariage décidément improbable, dans lequel le consumer pour soi l'aurait définitivement emporté sur le vivre ensemble. "J'achète ici, mon village vivra" dit fièrement cette toile de travers à l'entrée de Thiviers (Dordogne) derrière laquelle on voit bien que personne ne vit plus vraiment. A L'Isle-Jourdain, dans la Vienne, on voit encore une caravane abandonnée, entre un poteau électrique de guingois et des affiches de cirque. On suppose, depuis lors, que le ménage a été fait dans cet insupportable désordre à l'origine de la catastrophe ambiante, comme si le silence de la photographie n'était plus que l'envers assourdissant de la lâcheté contemporaine.

Et, quand un lien semble reprendre vie - à une terrasse, au pied d'une devanture -, quand un paysage entre dix - une départementale perdue qui zigzague harmonieusement entre des plaines fertiles du Doubs, l'écluse sublime des Forges de Syam, une conversation paisible sur les bords d'un lac à Talloires - semble redonner du sens et un peu d'espérance à l'ensemble, tout finit par se noyer dans la masse informe de paysages saccagés par le charme tapageur de la modernité. On sentirait presque, au pied des montagnes, à Val d'Isère, Bonneval-sur-Arc, à Saint-Claude ou à Balsièges, les bourgs à deux doigts d'être ensevelis dans leur nouvelle insignifiance. Sous l'effet de l'inépuisable créativité des directions de l'Equipement, les ronds-points tournent aux manèges, les marquages au sol s'entrecroisent et, en réalité, les directions s'affolent. On finit par perdre le Nord.

 

 

 

24/09/2010

Un prophète (2) Le bon, la brute et les truands

 

L'isolement, la faiblesse, la révolte, la soumission, le meurtre : ce ne sont pas les étapes classiques de la progression de carrière dans les manuels de management. On s'y croit sans doute plus avisé de parler de rapports de force, de stratégie d'alliés, de logique de l'honneur ou de gestion des conflits. Dans les deux cas, l'essentiel c'est d'apprendre et, en toutes circonstances, de continuer à réfléchir.

Avec son air de ne pas y toucher, Malik tisse ainsi des alliances avec plusieurs groupes, conforte ses positions chez les Corses tout en développant ses relations avec une communauté musulmane dont l'importance numérique va croissant dans l'enceinte de la prison. L'humilité comme arme ultime du pouvoir : voilà encore une leçon qui échappera aux trépignements ordinaires des écoles de commerce (sauf les très bonnes). En suggérant de faire monter la pression sur les Arabes via les matons de façon à créer les conditions d'une discussion avec eux, il dément même l'axiome de Luciani : "S'ils (les Arabes) arrêtaient de penser avec leurs couilles, ils seraient quand même à un autre stade de l'évolution". Plus encore, dans le mouvement, l'élève dépasse le maître.

Une fois les permissions de sortie accordées, il peut mener pour le vieux Corse quelques missions de confiance, plutôt à haut risque : remettre la rançon d'une prise d'otages ici, régler une affaire de casino par là. Avec Brahim Latrache, sur le point de démasquer son double jeu et son rôle dans le meurtre de Reyeb, la mort ne passe pas loin. Ç'en aurait même été fini assez rapidement si Malik n'avait pas par miracle soudain anticipé sur un mouvement de biches traversant la route devant la voiture. Les truands s'en donnent à coeur joie et, de condamné, Malik devient "prophète". Une vraie trouvaille, ce titre (comme l'est aussi la plupart des sous-titres) qui vaut bien "L'enfance d'un chef", que rappelait Lefort dans Libé et qu'il faudrait en l'occurence plutôt définir comme l'adolescence d'un chef.

Après, quoi ? Ne reste plus qu'à parachever le travail par un ultime fait d'armes. Luciani confie à Malik et à sa bande le soin de liquider Marcagi qui joue un double jeu avec les Italiens. Sa bande ? Elle se débine et ce n'est pas Hassan, le compagnon des débuts, qui pourra prendre la relève. C'est toujours pareil, c'est agaçant mais ça fait partie du job : la veille des grands moments, il n'y a plus personne. Re-solitude du chef, qui doit se résoudre à faire le job. Ça part mal, mais c'est brillamment rattrapé et tactiquement impeccable, jusque dans le détail du retour à la prison. Viennent alors "40 jours et 40 nuits" de mitard, le temps que les Corses s'entretuent, qu'une réputation s'affermisse et qu'un espace de pouvoir s'ouvre. Comme école du pouvoir, ça nous change du Fouquet's.

Une fois que l'on a mis de côté les considérations tribales et logistiques, il y a peu de questions qui comptent, et celle du moteur en fait partie. Je ne crois pas à la mécanique des origines - le foyer pour Djebena - mais à quelque chose qui, partant des origines, oscillerait entre l'inspiration et le mouvement - une impulsion mettons, à condition d'admettre qu'au lieu de faire irruption soudainement, elle puisse prendre forme et force avec le temps.

Chez El Djemena, quel est le moteur : l'ambition ? Ça ne tient pas : l'ambition, c'est bon pour les Grandes Ecoles, c'est le contraire du combat et, d'ailleurs, ça pleure à la première beigne. L'argent ? Pas davantage : ce type est sapé comme un manant avec constance à toutes les étapes de son ascension. Un moyen tout au plus, fondamentalement, ce n'est pas son sujet. La survie ? C'est une hypothèse intéressante : au départ, il y a bien cette espèce de nécessité animale de sauver sa peau, mais elle reste civilisée chez Malik. S'en sortir, ne plus subir, ça compte. C'est un vrai moteur, mais ce n'est pas le seul.

Reste le pouvoir. Tout pouvoir a du sang sur les mains, au moins au sens symbolique normalement, c'est entendu. Mais l'on est ici aux antipodes de la manière brutale de Luciani, quelque chose entre Le parrain (après le meutre de Don Fanucci qui permet la prise de pouvoir justement, puisque c'est l'usage) et le chef de clan. Le pouvoir en tant qu'il est au service de la communauté. Un pouvoir intelligent et généreux. C'est un pouvoir qui nous manque.

 

 

16/09/2010

Un prophète (1) L'honorable éducation civique de Malik El Djebena

 

Ça vous est déjà arrivé, à vous, de vous retrouver au milieu d'une bande de types qui ne demandent qu'à vous faire la peau ? Moi si. Plusieurs fois. La première, c'était dans la cour du collège. Je m'en suis pris une ou deux. On sentait déjà un certain sens de la justice mâtiné d'une pointe d'ironie, mais le droit ça ne s'improvise pas plus en boxe qu'en jurisprudence : je manquais de technique.

Plus tard au lycée, j'y suis allé comme en quarante quand il n'y avait pas moyen de faire autrement. Parfois possible d'en rétamer un ou deux, mais s'il y en a trois qui reviennent ou un boxeur qui finit le job, on n'est pas plus avancé. Bref, si on met de côté les situations de violence brute - celles qui ne laissent guère le choix qu'entre la fuite, la mort ou la chance -, le mieux, c'est d'essayer de parler. La bagarre, ce n'est pas l'initiation à la violence, c'est l'apprentissage de la politique.

C'est peut-être pour ça aussi que je me sens bien avec ces films-là. C'est pareil avec The Godfather (c'est aussi le film préféré d'Obama, ce qui me rassure toujours sur son idéalisme, et de la nanny de la petite, ce qui me semble une base éducative sérieuse) avec lequel le parallèle a d'ailleurs été fait spontanément aux Etats-Unis avec le film d'Audiard.

A l'origine donc, il y a la solitude, la solitude parfois un peu bravache mais apeurée du faible au milieu des forts. On se retrouve coincé, vulnérable. A portée de couteau. Ça sent la testotérone et le gangster à plein nez. Circonstance aggravante : le règlement n'est jamais très bien affiché dans les cours de prison, ce qui laisse toujours une marge d'interprétation. Les types qui coursent le nouveau venu pour lui piquer ses pompes ou le frapper au ventre, après tout, c'est peut-être aussi l'intérêt général qu'ils poursuivent dans ce milieu incertain. Ça se complique d'ailleurs, en tout cas ça exclut tout recours, quand c'est un caïd - César Luciani (Niels Arestrup) - qui contrôle la prison.

Du coup, Malik El Djebena (Tahar Rahim) doit revoir vite fait ses fondamentaux d'éducation civique. Le voilà simultanément affublé d'un statut - il sera désormais moins que rien - et d'un contrat - il doit tuer Reyeb, un détenu de passage pour quelques jours en centrale, et dont le témoignage menace le milieu corse. Reyeb, c'était pourtant la chance d'un début d'initiation à la culture, fût-elle définie ici de façon rudimentaire. "L'idée, lance-t-il, c'est de sortir un peu moins con qu'on est entré". Aussitôt dit, aussitôt trucidé : il faut toujours flinguer ses pères culturels, ils finissent par encombrer. Celui-là aura laissé un héritage minimal ou plutôt une injonction : lire-écrire. Une brèche dans les ténèbres de l'ignorance et de l'assujettissement.

C'est pourtant par là que l'histoire se poursuit : en réglant son compte à Reyeb, Tahar gagne en même temps la protection des Corses et le droit de les servir. Il y a l'apprentissage en salle de classe ("Le canard est dans la mare") et l'incubation à la table des truands. Sans cesse rabaissé au rang de larbin, Tahar observe, analyse, déchiffre, réfléchit - continue d'aprendre. Si bien que quand nombre de détenus corses sont autorisés à se rapprocher de leurs familles, il devient "les yeux et les oreilles" de Luciani et accède à un  rang d'"auxi" qui améliore son niveau de confort et sa liberté de manoeuvre au sein de la prison.

Parallèlement, des liens se créent autour d'un petit business de la drogue avec Ryad et Jordi le Gitan, respectivement l'équivalent d'un frère et d'un cousin. Ce n'est pas encore une position très avancée sur l'échelle de l'évolution de l'espèce mais, psychologiquement, un déclic s'est produit. Et la mécanique intellectuelle s'est mise en marche. Finalement, ce n'est peut-être pas une bonne idée de bannir la violence à l'école : ça accélère la réflexion.

 

31/01/2010

American Stories (2) La séparation

Tout au long de ce siècle et demi d'histoire américaine, on reste frappé par l'image d'une société non seulement homogène mais aussi mêlée et soudée. Une grande solidarité organique traverse ces scènes de la vie quotidienne. Il n'en va pas de même de toute la période qui marque l'accélération de la modernité (1877-1915) sur le thème : "Cosmopolitan and Candid Stories" qui signe la quatrième et dernière partie de l'exposition.

La représentation ou la dissociation de certains corps de métiers étaient déjà annoncée dans des oeuvres comme The American School de Pratt (1765), affirmation d'une distinction naissante entre artisans voués à l'utile et artistes en charge de l'esthétique - un tableau qui souligne aussi, au passage, la primauté américaine du travail comme processus sur l'oeuvre comme résultat (il ne suffit pas de montrer une belle réalisation, il faut aussi rendre visible, comme c'est notamment le cas dans l'école impressionniste américaine, le labeur qu'elle incorpore). L'art porte ici en germe les fondamentaux de la valeur.

Un début de différence s'insinue ensuite progressivement dans les attitudes sociales. Dans Post Office de Gilmour (1859), le peuple se rue au guichet tandis que les notables de la scène font montre d'un peu plus de dignité. Dans The Family of Robert Gordon in Their New York Dining-Room (Guy, 1866) comme dans Not at Home, An Interior of the Artist's House (Johnson, 1873), les intérieurs accentuent les signes d'un monde séparé, marqué par une certaine lourdeur décorative, des tapis épais et des boiseries massives (on retrouve, là aussi, une certaine tension dans l'art américain du design ordinaire entre l'esthétique et le confort, les signes du luxe et le caractère massif des formes).

Les rituels d'éducation s'installent comme dans Story of Golden Locks (Guy, 1870) : les enfants font l'objet d'une attention particulière à travers l'histoire qui précède le coucher dans une mise en scène qui montre l'effacement de la mère à travers les rôles quotidiens au profit de la fille aînée (ce pourrait être aussi la nanny) comme si l'organisation domestique primait sur l'attachement filial, le processus sur la présence, l'efficacité sur l'amour. Un ancrage possible de l'hypothèse développée par Pascal Baudry selon laquelle le sevrage précoce des enfants américains créerait une tension entre la confiance à explorer le monde et un doute sur l'amour maternel (tandis qu'un maternage plus poussé, en France, produirait l'effet inverse dans lequel la certitude d'être aimé se construirait au détriment de la capacité à s'aventurer dans le monde avec assurance).

Un genre de vie se développe dans lequel, comme c'est le cas en France sous le Second Empire avec l'émergence de stations balnéaires luxueuses à Deauville ou Biarritz, on vient se reposer de la fatigue des villes entre Happy Few. La middle-class new yorkaise s'empare des côtes de la Nouvelle-Angleterre comme dans Eagle Head, Massachussetts (Homer, 1870) ou, dans un style plus impressionniste, dans Idle Hours (Merritt, 1894). En se doublant d'une oisiveté affichée sur le mode du jeu, de la promenade, de la sieste ou encore de la croisière (The Gallery of HMS calcutta, Tissot - 1876 ; The Transtlantic Steamship "Péreire", Bacon - 1877), l'écart ne signe pas seulement une séparation géographique avec la ville, mais aussi une distinction sociale avec les masses laborieuses.

Au-delà des horizons marins et du luxe des voyages, le fantasme européen s'affirme comme une fascination double à la fois pour l'échappée romantique (In the Luxembourg Gardens, 1879 ; A Street in Venice, 1880 de Sargent) et pour un mode de vie plus aristocratique (An Interior in Venice, Sargent -1899). De retour au pays, une sexualisation croissante des rôles s'affiche parallèlement dans les toiles de Paxton (Tea Leaves, 1909) avec son corollaire, le pouvoir et l'ennui (The Breakfast, 1911).

Cette distinction naissante, puis revendiquée notamment dans les toiles de Mary Cassatt au début des années 80, traverse les espaces (Little Girl in a Blue Armchair, une toile qui ressemble à un exercice de style inspiré de Bonnard ; A Woman and a Girl Driving) autant qu'elle rythme les jours à travers la toilette (Mother About to Wash Her Sleepy Child), la couture (Young Mother Sewing), la visite au musée (Interior View of the Metropolitan Museum of Art... Walker, 1881), le thé (The Cup of Tea) ou encore le chant (Singing a Pathetic Song, Eakins - 1881). On notera au passage la sublime scène de lecture que l'on doit à Dewing, A reading (1897), dont le dépouillement, l'intensité retenue, la paleur, la sobriété froide tranchent avec une netteté presque morbide avec la double tentation du mouvement et du confort.

Le jeu-même des enfants se distingue : il se situe à l'intérieur sur un mode à la fois paisible et recherché dans les familles aisées (Ring Toss, Chase - 1896) ; il est, pour les plus pauvres, le domaine de la rue et de l'apprentissage des mauvais tours (The Card Trick, Brown - 1889). Dans ce monde-là, les pauses à la campagne sont écrasées par l'angoise ou le chagrin (Peines de coeur, Pearce - 1884) et les scènes de bord de mer font de la vie une lutte dure, menacée par l'abandon, contre des éléments hostiles, notamment dans la très belle toile de Holmer, The Gale (1893). Au-delà des tavernes et des lieux domestiques, les moments de répit sont privés de leur lieux spécifiques ; ils sont aussi arrachés au labeur (Sunday, Women Dying Their Hair, Sloan -1912). Le peuple du Lower East Side s'étale, débraillé, chahutant, s'affaissant parfois même (Cliff Dwellers, Bellows - 1913), le même artiste s'interrogeant : Why Don't They Go to the Country for Vacation ? dans une lithographie graphique de la même année dans laquelle, de façon très frappante, l'entassement devient ghetto et l'entassement tourne au macabre.

Parallèlement, le travail quitte les échoppes artisanales fières et tranquilles de l'intérieur pour, d'un même mouvement, s'agglutiner et s'industrialiser (The Glass Blowers, Ulrich - 1883). La nouvelle subordination en masse du salariat prend l'allure, non plus d'un éloge du travail, mais d'une glorification de la force physique (The Ironworkers'Noontime, Anshutz - 1880). Dans un tel univers, c'est sans doute par une sorte d'exotisme-témoin que s'insère, chez Koehler, une scène de conflit du travail avec The Strike (1886), au reste plus désordonnée que massive.

A de rares moments, la société semble s'unir de nouveau, mais cela n'est guère le cas qu'à l'occasion de diverstissements sportifs (Between Rounds, Eakins -1899) au sein d'une configuration qui, à y regarder d'un peu plus près, reproduit la différence des statuts dans la hiérarchie des places. Le melting pot tourne à plein régime lui aussi (In the Land of Promise, Castle Garden, Ulrich - 1884) mais au lieu d'unir, il sépare en donnant à voir la misère plus que l'espérance.

Singulière ambivalence : c'est une épopée unie que l'on veut célébrer, c'est une séparation presque inéluctable que l'on donne à voir. Ainsi vont les grandes aventures collectives. Ainsi va l'Amérique, au fond, à la fois lucide et volontaire.

31/12/2009

American Stories (1) L'épopée

Il faut saluer la très belle exposition organisée ces jours-ci par le Metropolitan Museum (dont il faut rappeler qu'il est, avant le Louvre, le plus grand musée encyclopédique au monde), sur le thème : American Stories : Paintings of Everyday Life, 1765-1915 qui veut, à sa manière, célébrer le mythe d'une Amérique solidaire et conquérante à travers les infortunes de son histoire.

Inventing American Stories, qui constitue la première partie d'une exposition de six ou sept salles remarquablement documentée et illustrée, couvre la période épique des années 1765 à1830. Comme dans le tableau de Bingham, Fur Traders Descending the Missouri (1845), le monde peut y apparaître relativement paisible, mais c'est là l'exception plutôt que la règle. L'Amérique des commencements, c'est d'abord un monde dans lequel il faut se battre contre des forces hostiles dont le requin demeure, sur mer, un symbole constant comme l'atteste l'oeuvre de Copley, Watson and the Shark (1778). Au vrai, l'affrontement pur y reste rare comme si l'essentiel consistait moins à faire le tableau des massacres que charrie toute conquête que de traduire, à travers une tension omniprésente, la nécessité de rester sur ses gardes comme dans la toile de Homer, Breezing Up (1873).

Des notabilités naissantes s'y affirment certes dans des scènes de genre assez typées - divertissements de plein air ou scènes galantes, encore très empreintes de l'influence britannique comme dans The Cricketers de West (1764) ou, plus encore, dans Benjamin and Eleanore Ridgely Laming de Peale (1788). Pourtant, malgré des rôles qui s'affirment (on dirait plus exactement qu'ils s'héritent) et des distinctions embryonnaires, c'est une société qui fait bloc. The Exhumation of the Mastodon de Peale (1805) ne dit pas seulement le mélange d'ingénierie et d'audace qui caractérise la construction du Nouveau Monde, il montre aussi une première société du spectacle qui fait corps.

La question de la race n'est pas absente, mais elle est traitée sur le mode de la coexistence pacifique. Dans Sea Captains Carousing in Surinam (1752), Greenwood ne représente pas l'esclave comme un autre menaçant, mais comme une sorte de figure d'un exotisme apprivoisé qui, à l'occasion, reproduirait les comportements du maître. Comme toujours, le contact le plus authentique, le plus chaleureux, le plus dénué de préjugés, est celui qui met en relation l'autochtone avec le nouvel arrivant (A German Immigrant Inquiring His Way, Blauvelt, 1855).

A l'instar de The Quilting Frolic de Krimmel (1813), les deux mondes sont parfois plus harmonieusement mêlés. Mais il s'agit plutôt, dans l'ensemble, d'une sorte de tolérance pacifiée comme le souligne The Power of Music de Mount (1847), une toile en demi-teinte qui marque, sous la gaité apparente, la tristesse de la séparation ou plutôt de son mouvement progressif. Cette séparation devient bientôt la règle dans Kitchen Ball at White Sulphur Springs, Virginia de Mayr (1838) - un bal nègre -, dans Negro Life at the South (Johnson, 1859), figuration sur un mode champêtre d'un habitat séparé et davantage encore dans On to Liberty (Kaufmann, 1867) qui montre une vulnérabilité d'autant plus marquée qu'elle marque la promesse d'une libération aussi fraîchement acquise qu'en pratique, très fragile.

Stories for the Public perpétue une semblable représentation de l'aventure collective dans la période qui va des années 1830 aux années 1860. Les scènes d'intérieur y peignent la fierté des métiers, la glorification de l'effort (Neagle, Pat Lyon at the Forge, 1829) ainsi qu'une certaine harmonie domestique (Edmonds, The Image Pedlar, 1844). Les enfants eux-mêmes y apparaissent moins comme un groupe ou comme un âge à part entière que comme une mini société adulte, qu'il s'agisse du monde du travail (Smith Jr., The Young Mechanic, 1848) ou de l'univers de la vie publique (Le Clear, Young America, 1863). Ce n'est pas que l'abandon à l'enfance y soit impossible (Homer, Snap the Whip, 1872), mais il reste rare.

Un début de gentrification se fait jour, il demeure bon enfant (Edmonds, The City and Country Beaux, 1838). Les différenciations s'affirment davantage à travers les moeurs et les âges qu'à travers les conditions sociales. Les rôles féminins voués à la bonne tenue des affaires domestiques s'établissent ainsi sans ambages (Spencer, Young Wife : First Stew, 1854), sans s'interdire toutefois une pointe d'ironie (Spencer, Young Husband : First Marketing, 1854) ou d'humour comme dans Kiss Me and You'll Kiss the Lasses (Spencer) ou encore dans Young Baby : First Exhibition (Anaubey).

Dans un monde encore porté par la conquête, l'extérieur prime cependant naturellement l'intérieur - c'est d'ailleurs l'une de ces images tirée de The Jolly Flatboatmen (Bingham, 1846) qui a été retenue comme l'emblème de cette exposition, en vertu sans doute de l'ancrage profond dans la culture américaine d'un genre de vie aurait dit Vidal de La Blache mêlant l'aventure à la communauté dans le mouvement d'une liberté qui vaudrait soudain, le temps d'un fantasme culturel, pour elle-même davantage que pour ses buts. Cette scène de danse sur une barge souligne, au reste, aussi bien la fête que son absence. La fête ici, c'est d'abord le non-travail, un intervalle entre deux tâches. Il y a bien des paysages, que l'on doit principalement à Thompson, mais ce sont d'abord des paysages que l'on domine (The Belated Party on Mansfield Mountain, 1858) ou que l'on apprivoise (Apple Gathering, 1856). La nature est moins un thème de contemplation qu'un espace à investir : on tire (Bingham, Shooting for the Beef, 1850), on campe (Ranney, Advice on the Prairie, 1853), on chasse (Tait, The Life of a Hunter : A Tight Fix, 1856) et, bien sûr, on bataille contre les Indiens (Deas, The Death Struggle, 1845).

Cette période marque aussi la naissance d'une opinion publique à travers des toiles telles que The County Election (Bingham, 1852) ou War News from Mexico (Woodville, 1848). A travers les guerres qui ont marqué les années 1860-1877, la société, là encore, fait corps quand parvient dans les bourgs l'écho des batailles lointaines. Troisième partie de l'exposition, Stories of War and Reconciliation raconte cette émergence d'un espace public encore homogène bien plus qu'elle ne peint les faits d'armes ou ne tient la comptabilité des morts.

La guerre existe, mais elle est montrée pour ainsi dire par la bande comme si, des affrontements sanglants de l'époque, l'on ne donnait à voir en creux que la peinture champêtre d'une société qui continuerait tant bien que mal de fonctionner (Johnson, Sugaring Off, 1865 ; Homer, The Veteran in a New Field, 1865). Quelques altercations de camp (Homer, Pitching Quoits, 1865) n'y font rien : au-delà des travaux et des jours, cette époque reste marquée par le parti pris de la vie civile - les honneurs chez Lamdin (The Consecration, 1861), les retrouvailles chez Currier and Ives (Off for the War, 1861) - traduisant ainsi l'obsession d'une sorte d'évitement du conflit.

Si le combat revient comme sujet plus tard, c'est sur le mode du mythe, non sur celui du reportage, sur le thème épique de la charge de la cavalerie et de la défense du point d'eau (Schreyvogel, My Bunkie, 1899 ; Remington, Fight for the Water Hole, 1903). Hollywood saura s'en souvenir.