28/04/2012
"Il n'existe en effet qu'un entrelacement magnifique..."
" L'homme peu instruit, poursuit Djerzinski, est terrorisé par l'idée de l'espace ; il l'imagine immense, nocturne et béant. Il imagine les êtres sous la forme élémentaire d'une boule, isolée dans l'espace, écrasée par l'éternelle présence des trois dimensions. Terrorisés par l'idée de l'espace, les êtres humains se recroquevillent ; ils ont froid, ils ont peur. Dans le meilleur des cas ils traversent l'espace, ils se saluent avec tristesse au milieu de l'espace. Et pourtant cet espace est en eux-mêmes, il ne s'agit que de leur propre création mentale.
Dans cet espace dont ils ont peur, écrit encore Djerzinski, les êtres humains apprennent à vivre et à mourir ; au milieu de leur espace mental se créent la séparation, l'éloignement et la souffrance. A cela, il y a très peu de commentaires : l'amant entend l'appel de son aimée, par-delà les océans et les montagnes ; par-delà les montagnes et les océans, la mère entend l'appel de son enfant. L'amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l'autre nom du mal ; c'est, également, l'autre nom du mensonge. Il n'existe en effet qu'un entrelacement magnifique, immense et réciproque."
Michel Houellebecq, in Les particules élémentaires
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31/08/2011
Plus dure sera la chute du Dow Jones...
Tous ceux qui aiment ou qui ont aimé l'Amérique, qui ont bataillé longuement contre les préjugés qui marquent de part et d'autre la relation transatlantique, qui ont cru à la possibilité d'un redressement puis d'une nouvelle dynamique, mais qui ont vu aussi une polarisation insensée gangrener le pays jusqu'à compromettre gravement son entreprise de redressement et donner à la rengaine de son déclin un début de réalité, tous ceux-là n'ont pu que prendre ce texte de Patrick Besson, dont je livre ci-dessous de larges extraits, comme un coup de poing à l'estomac.
"... A travers les séries télé à succès, l'Amérique se penche sur son passé récent au risque de le trouver lointain (...) Outre-Atlantique, on n'en peut plus du présent qui n'est pas un cadeau. La vie semble s'être mise à ressembler, années Clinton après années Reagan, à : un huissier de justice en rogne, une cuillérée de foie de morue, une bière sans alcoool, des nouilles trop cuites, un lundi après-midi d'automne.
Qu'est-il arrivé à l'Amérique pour qu'elle aborde le XXIe siècle dans des loques qui ressemblent à une tenue de prisonnier, elle qui entra toute pimpante d'élégance morale et physique dans le XXe, où elle allait faire les étincelles que l'on sait ? Comment cette nation de rêve qui tenait lieu de phare, pendant tout le siècle dernier, à l'humanité, est-elle devenue, de nos jours, un objet de répulsion, y compris pour elle-même ?
Hargneuse, mystique, procédurière, irrationnelle, homicide, inculte : telle nous apparaît cette Amérique qui fut naguère joviale, ironique, cool, rationnelle, pacifique, cultivée. Les Américains ont faim. Les gros parce qu'ils sont au régime, les moins gros parce qu'ils sont au régime aussi. Les Américains ont soif, les alcooliques parce qu'ils ont arrêté de boire et les non-alcooliques parce qu'ils ne veulent pas devenir alcooliques. Les Américains se privent de sexe parce qu'ils ne veulent pas mourir et de parole parce qu'ils ont peur de déplaire (...)
Haïs dans presque tous les pays du globe au point qu'ils n'y construisent plus des ambassades mais des châteaux forts, les Américains viennent d'ajouter un vice à leur situation internationale déplorable : la pauvreté (...)
Et si l'Amérique était en train de devenir, après un bref moment d'éclat mondial, ce qu'elle était au début de son histoire : une puissance secondaire, provinciale, presque anonyme, sujette au fanatisme religieux et au repli sur soi ? Plus dure sera la chute du Dow Jones."
Patrick Besson, "Pauvre Amérique", Le Point 2032 du 25 août 2011
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06/11/2009
Réminiscences ethnographiques (2) " Adieu sauvages ! adieu voyages!...
" Pas plus que l'individu n'est seul dans le groupe et que chaque société n'est seule parmi les autres, l'homme n'est seul dans l'univers. Lorsque l'arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s'abîmer dans le vide creusé par notre fureur; tant que nous serons là et qu'il existera un monde - cette arche ténue qui nous relie à l'inaccessible demeurera, montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l'homme l'unique faveur qu'il sache mériter : suspendre la marche, retenir l'impulsion qui l'astreint à obturer l'une après l'autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son oeuvre en même temps qu'il clôt sa prison ; cette faveur que toute société convoite, quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation ; où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté ; chance, vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste - adieu sauvages ! adieu voyages ! - pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d'interrompre son labeur de ruche, à saisir l'essence de ce qu'elle fut et continue d'être, en deçà de la pensée et au-delà de la société : dans la contemplation d'un minéral plus beau que toutes nos oeuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d'un lis ; ou dans le clin d'oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat."
Claude Lévi-Strauss, Op. cit.
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05/11/2009
Réminiscences ethnographiques (1) "Le monde a commencé sans l'homme..."
" Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les moeurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante, et que l'effort de l'homme - même condamné - soit de s'opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d'un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu'il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu'à l'invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu - et sauf quand il se reproduit lui-même -, l'homme n'a rien fait d'autre qu'allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d'intégration.
Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs ; mais, quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines à produire de l'inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevés que la quantité d'organisation qu'ils impliquent. Quant aux créations de l'esprit humain, leur sens n'existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu'il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu'a notre univers de survivre, si sa fonction n'était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c'est-à-dire de l'inertie. Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d'information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu'anthropologie, il faudrait écrire "entropologie" le nom d'une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. "
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (Plon, 1955)
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25/10/2009
" Après les archives bathypélagiques, on peut rêver de gisements narratifs..."
" Le récit, expression spontanée ou différée, succincte ou interminable, savante ou bâclée, frémissante ou désabusée, universelle, éternelle, d'une expérience, est inclus dans la phrase. Achille se retire. Ulysse rentre à la maison.
La difficulté vient de la disparité ontologique entre l'emprise de la phrase et l'extension du monde qu'elle porte dans ce registre qui n'est que de l'homme, celui de son sens. On peut imaginer des univers si uniformes et sommaires qu'une phrase les épuise. D'ailleurs, pareils univers existent, celui, par exemple, de la zone bathypélagique où des chalutages profonds ont décélé une vie.
Des organismes prospèrent par dix mille mètres de fond, dans une obscurité impénétrable, par trois degrés de température, sous une pression d'une tonne au centimètre carré. Ils vivent de la manne de débris tombés des couches supérieures de l'océan qu'ils ne verront jamais, qu'il leur est interdit de connaître sous peine de mort. La différence de pression les ferait éclater.
Une phrase, s'ils en avaient la capacité, enfermerait leur nuit éternelle, écrasante, nutritive et glacée. Notre expérience s'y refuse, trop changeante et mouvementée (...)
Nos bibliothèques n'enferment que l'écume récente des énoncés produits par l'espèce depuis qu'en se redressant sur ses membres postérieurs elle s'est éveillée simultanément à l'outil, donc au travail, à la pensée et au language oral. Les autres se sont évanouis.
Après les archives bathypélagiques, on peut rêver de gisements narratifs. Les récits oraux des commencements auraient pu suivre l'air atmosphérique qui les portait dans des métaux avides d'oxygène ou les couches de charbon résultant de la synthèse chlorophyllienne. Nous consulterions des textes de houille, de fer, de manganèse. Mais cela n'est pas (...)
Né dans les bois, dans l'ombre d'une nature dispensatrice de toute faveur et de toute douleur, le mythe fut d'emblée, et très durablement, le language unitaire et infiniment ramifié, simple et très subtil, du groupe humain isolé. Il était compris, comme jamais plus nous ne comprendrons un texte, de tous les membres de la communauté, à la fois vécu et pensé, compris et agi, mimé, dansé, réactualisé, immédiatement adéquat à la problématique concrète de l'existence des groupes itinérants, loquaces, sans doute éloquents, à quoi s'est ramené l'essentiel de l'aventure humaine.
La littérature est première. Elle fut le registre unique, complet, coloré de notre expérience. "
Pierre Bergougnioux, Deux querelles : Une cadette épineuse (Cécile Defaut, 2009)
01:43 Publié dans Textes & Cie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, pierre bergougnioux, récit