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22/08/2009

A propos de la réforme de la santé aux Etats-Unis (2) La démocratie comme entreprise de manipulation partagée

On fuit les faits comme des ennemis et les experts comme la peste, on redoute par-dessus tout un débat, sinon éclairé, du moins raisonnable, et on substitue à ce débat, par essence légitime en démocratie, une manipulation efficace des émotions en créant ainsi un terrain totalement irrationnel qu'il est extrêmement difficile de recadrer.

Au-delà de la réforme de la santé elle-même, dont on ne peut qu'espérer qu'elle aboutira pour les 50 millions d'Américains qui en sont privés, comme pour une frange croissante de la classe moyenne qui réévalue le degré de protection qu'elle s'autorise financièrement à l'aune de la crise ("Mon problème, me disait un jour un entrepreneur du Midwest à ce sujet, c'est d'arriver à définir combien je vaux..."), il y a là une question majeure pour les démocraties modernes : la manipulation de l'opinion à l'âge démocratique.

Question plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord. D'abord, elle n'est pas l'apanage d'un camp - et les apprentis sorciers de Fox News font à juste titre remarquer, à propos du dévoiement organisé d'un certain nombre de débats locaux par les militrants républicains, que ces techniques ont d'abord été inventées par le camp démocrate (sans parler, chez nous, des pratiques trotzkystes dans le monde étudiant).

D'une certaine manière, la stratégie grassroots d'Obama représente l'aboutissement, à ce jour le plus achevé, d'une telle campagne de masse. On peut là-dessus être à la fois critique vis-à-vis des analyses de Mark Penn, ancien conseiller en communication de l'équipe Clinton et président de Burson-Marsteller (une campagne d'idées côté Clinton opposée à une campagne marketing menée par Obama) et reconnaître que la force de l'incantation l'a souvent emporté, dans cette campagne, sur le rapport aux faits.

Ensuite, elle renvoie à une caractéristique ambivalente de l'époque : on veut, sur tous les sujets, plus d'expertise, et une expertise, cela va de soi, immédiatement disponible et compréhensible, au mépris le plus souvent de l'effort intellectuel requis ; et en même temps, on se défie profondément d'experts toujours susceptibles de "confisquer le débat démocratique".

Or, qu'est-ce qu'une opinion démocratique qui ne serait pas assise sur un certain nombre de faits à peu près établis et d'hypothèses partageables ? Et jusqu'à quel point une décision démocratique peut-elle se dissocier d'un socle de faits reconnus ? Autrement dit, que deviendrait la démocratie elle-même (et le journalisme d'opinion aussi bien) s'il y avait une objectivité admise sur ces questions ?

On ne peut là-dessus faire l'impasse ni sur la notion d'intérêt, ni sur celle d'identité des groupes sociaux et encore moins sur la complexité de ce que l'on pourrait appeler les noeuds de convictions. Et l'on doit reconnaître, du même coup, la légitimité de la démocratie comme arène médiatique, c'est-à-dire comme entreprise de manipulation partagée s'attachant à transformer des positions particulières en causes générales (les médecins : on tue la santé, on fragilise les plus faibles / les professeurs : on tue l'enseignement, on condamne l'égalité des chances et l'avenir des enfants, etc).

Aux Etats-Unis, dix ans après l'échec de grandes réformes conservatrices projetées par l'administration Bush - on pense notamment aux retraites (voir : Beaunay & Alii, Comment communiquer la réforme, Institut Montaigne, Mai 2008), l'issue du débat dira comment le camp démocrate parvient mieux, ou non, à utiliser les dynamiques de l'opinion pour faire passer un chapitre majeur de son agenda politique.

Au-delà, à l'instar de la référence qu'est déjà la campagne présidentielle d'Obama pour toute stratégie contemporaine de conquête de pouvoir, son résultat aura sans doute aussi un certain nombre de conséquences sur l'équilibre que les grandes démocraties contemporaines établiront dans les prochaines années, en matière de réformes, entre une approche publique factuelle et raisonnable, des intérêts privés aussi considérables qu'habiles et des ressorts identitaires irrationnels qui constituent le terme de l'équation à la fois le plus difficile à maîtriser, et le plus décisif.

21/08/2009

A propos de la réforme de la santé aux Etats-Unis (1) "GOP Miniverse" ou le syndrôme de la forteresse assiégée

L'expression a été lancée par Rachel Maddow sur MNSBC l'autre soir, dans un échange avec Bill Maher, au plus fort des affrontements autour de la réforme de l'assurance santé menée par l'administration Obama, alors que les sondages commencent à indiquer, y compris au sein de l'électorat démocrate, un infléchissement du support populaire à cette mesure, qui figure pourtant parmi les éléments essentiels du contrat proposé par la nouvelle équipe au pays.

Elle désigne le retour en force de la minorité républicaine agissante et de sa capacité à faire dérailler les débats sur le sujet en manipulant les fondamentaux de la culture américaine. D'une appréhension du monde basée sur des faits, on bascule dans une diabolisation apeurée de l'adversaire qui rend tout dialogue impossible. Un mini-univers conservateur qui fait figure de forteresse assiégée par une modernité perçue, de façon totalement irrationnelle, comme un ensemble de menaces vitales.

Plusieurs sondages récents font ainsi état d'un écart de 20 à 30 points entre d'un côté les auditeurs de Fox News, la chaîne réactionnaire de référence, de l'autre ceux de CNN et de MNSBC réunis. Des éléments fondamentaux de la réforme, concernant par exemple le libre choix de l'assurance, la protection des plus âgés ou des plus faibles ou encore le droit à l'avortement, sont délibérément tronqués et instrumentalisés dans l'arène médiatique pour faire des Town Halls tenus ces derniers jours à travers le pays pour discuter de la réforme un véritable cauchemar pour les élus démocrates.

Il faut voir, sur la chaîne en question, le O'Reilly Factor pour le croire : chaque contre-thèse défendue y fait désormais l'objet d'une inscription simultanée sur l'écran pour mieux faire passer le message de la menace d'une remise en cause radicale des principes fondamentaux qui régissent les valeurs éternelles de la société américaine profonde. Words That Work : on reconnaît au passage très bien les techniques d'un certain nombre d'officines spécialisées dans la fabrication de l'opinion à Washington DC, capables d'indentifier par sondage en temps réel les mots et expressions qui font mouche au cours d'une intervention publique.

Au-delà de cette émission de combat, il ne se passe guère un moment de la journée sans que la chaîne s'abstienne, d'une façon ou d'une autre, de faire référence à la réforme en cours sous un angle mettant en évidence les graves conséquences dans la vie de l'Américain moyen d'une telle réforme si elle venait à passer au Congrès.

Plus c'est gros, plus cela a de chances de passer. Dernière trouvaille en date : plusieurs élus républicains sont même montés au créneau aujourd'hui pour demander que, compte tenu de son importance spéciale du point de vue à la fois des ressources financières requises et du rôle que le Gouvernement est appelé à jouer dans cette affaire, le seuil de majorité nécessaire au Sénat soit relevé à 75 voire 80 sénateurs, au lieu des 60 normalement requis pour faire passer une réforme sans blocage de l'opposition. Dans un système institutionnel déjà fort  peu propice à la réforme, on imagine les conclusions qu'il faudrait tirer d'un tel changement, pour l'heure fantaisiste, des régles du jeu.

La recette de ces combats est connue et mise en oeuvre de longue date, avec succès, par l'industrie de l'armement qui oppose régulièrement aux faits dramatiques découlant du libre usage des armes dans le pays la réaction émotionnelle de ceux qui, principalement issus du Midwest et du Sud, parlent non des carnages qu'égrène inlassablement l'actualité, mais d'un mode de vie synonyme de liberté qui serait gravement menacé par Washington. C'est Paris tirant sur la chasse dans le Sud-Ouest, ou Bruxelles réglementant à la louche sur les fromages - en plus musclé.