26/11/2009
A Revolutionary Raid (Boston)
On ne sait trop, en traversant la Nouvelle-Angleterre vers la capitale du Massachusetts, si l'on repart pour la lointaine Europe ou si l'on revient aux origines de l'Amérique. C'est que, par son architecture et son histoire, par son ancrage libéral, sa sensibilité humaniste et sa tradition émancipatrice, Boston est un trait d'union entre les deux mondes.
Bordant la pointe avancée de la vieille ville, Charles Street relie Beacon Hill au Theater District. C'est une artère maîtresse qui fait une sorte de frontière entre le pouvoir à l'est et le savoir à l'ouest. Les boutiques chics y côtoient les antiquaires scandinaves et les adresses casual du quartier, parmi lesquelles il faut compter les breakfasts justement renommés du Paramount Café autant que les pizzas inventives de Figs.
Au sud, ce sont les larges espaces verts du Boston Common, ses plans d'eau paisibles et ses rangers impeccables à cheval sous les saules. Au nord, Louisburg Square est le coeur du quartier dit des "Brahmanes", cette aristocratie des grandes familles pionnières qui continue depuis les hauteurs de Beacon Hill de dominer la ville et de conduire ses affaires. Bloomberg est à New York, Kerry vient de Boston : l'un vient du business et vit à Harlem, l'autre du service public et loge sur les hauteurs de Beacon. En se rémémorant la campagne malheureuse de Kerry, on se dit qu'il y a une politique des affaires qui manque à l'aristocratie du savoir - deux mondes qu'Obama a su réconcilier mieux que lui en créant une tension propre entre le Midwest et le monde.
De l'autre côté de la baie, on parle un anglais de paesani, mais on connaît la musique. Sur l'air du Parrain repris chaque soir que Dieu, lassé, accorde de vie à l'accordéoniste du Café Vittoria (c'est sans doute que les cannolli maison inspirent toutes les indulgences), North End, le quartier italien, s'avance vers la mer au nord-est en évitant les écueils du tourisme ordinaire. On mange bien pour pas cher en remontant Hanover Street et on dîne mieux, plus salé, un peu plus bas, chez Bricco (le carpaccio de boeuf et l'osso bucco au riz safrané y sont parfaits).
Entre les deux mondes, le mémorial de la Shoah fait de sa frêle architecture - une succession de colonnes de verre s'élevant, au milieu des vapeurs, au-dessus d'une myriade d'étoiles fichées dans le sol - un signe à la fois visible et transparent, vaillant et asthénique. C'est un monde à l'envers dans lequel les morts, les soirs d'Halloween, chuchotent à l'oreille des passants, au milieu du tempo trépidant des pubs d'Atlantic Avenue, la litanie des massacres. La musique écrase les soupirs des égarés, la pluie absorbe les larmes des Justes. Ce qu'il faut de pierre pour oublier, ce qu'il faut d'oubli pour vivre.
En poussant un peu de l'autre côté vers Black Bay au-delà des artères commerciales de Newburry et Boylston, la ville s'étend entre le calme prospère de Commonwealth Avenue et le parc étroit qui borde la Charles River. Plus loin encore, on atteint le long étang sauvage de Fenway qui, protégé d'une haute haie de roseaux denses, zigzague vers le sud-ouest en délimitant le territoire des hautes institutions culturelles que sont le conservatoire, le Symphnoy Hall et le Museum of Fine Arts. Dès que l'on s'écarte de cette réserve qui mêle harmonieusement nature et culture, la vieille ville finit pourtant, au coin de Ruggles Street et de Huntington Avenue, par se faire happer par les grands ensembles hospitaliers ou universitaires en béton qui marquent, avec le départ du sud, la frontière d'une ville plus massive et populeuse.
On retrouve cette double dimension de l'autre côté de la Charles River, à Cambridge, dans le périmètre concentrique que dessine le vieux campus de Harvard et l'université moderne. Le Harvard Yard n'est pas seulement vénéré comme un temple : il travaille, avec des placements de plusieurs dizaines de milliards, à sa prospérité - musées et églises inclus. Bologne, la Sorbonne, sont de plus anciennes universités ; mais l'Amérique a su mieux que l'Europe investir dans ce qui fait à la fois son influence et son avenir. Ici, ce n'est pas l'administration qui attire et régente, ce sont les technologies qui inspirent et le commerce qui commande.
Entre les hauteurs chics de Louisburg Square et le côté Pacific Coast mi-hype mi-rock des franges de Newburry, on oublierait presque le Boston subversif des commencements, celui de la Boston Tea Party, des loges maçonniques, de l'émancipation des Noirs et de la bataille de Bunker Hill qui menèrent tout droit à la Déclaration d'Indépendance. Tout au long du Freedom Trail qui va d'est en ouest de Charlestown à Bunker Hill en passant par Old North Church, Paul Revere House, Faneuil Hall, Old State House et King's Chapel jusqu'au majestueux Massachusetts State House qui domine le Common, c'est pourtant le Boston révolutionnaire qui structure encore la ville.
Au fond, on va à Boston comme on irait en pélerinage aux sources de l'humanisme politique moderne. Boston est une sorte de conscience de la planète, plus avisée que l'Amérique mais aussi plus avancée que l'Europe. Une cité qui abrite une sorte de Tiers-Etat universel dans sa version contemporaine d'une avant-guarde éveillée, multiculturelle et mobile, qui vaut bien les sursauts un peu bravaches du Vieux Monde.
00:29 Publié dans Chroniques américaines | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : boston, shoah, politique, franc-maçons, obama, enseignement supérieur, harvard