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19/08/2009

Sur les Hauts de Brooklyn (aux sources de l'éthique protestante du capitalisme américain)

Tandis que Wall Street dépérit et que Manhattan se cherche un second souffle, Brooklyn retrouve-t-il une nouvelle vigueur ? Face à la City endormie, le cinquième borough de New York - après Manhattan, le Bronx, le Queens et Staten Island, impose son dynamisme tranquille.

Au sud est de la ville, attirés par des loyers moins élevés, une vie culturelle active et un rythme qui est aussi moins trépidant qu'à Manhattan, beaucoup, dont certains jeunes talents en particulier musicaux, quittent le centre pour aller s'installer de l'autre côté de l'East River. Mais c'est plutôt à Williamsburg qu'ils s'installent, un grand village, à la manière du Lower East Side, dans la partie nord-est du quartier, au nord de la Brooklyn-Queens Expressway.

Ambiance différente dans les Brooklyn Heights - moins une ambiance en fait, qu'une atmosphère. Est-ce la torpeur, relative, du mois d'août ? Ou bien est-ce la quiétude propre du quartier ? Comme dans German Village à Columbus, ou dans Georgetown à Washington DC, cela sent bon le bourg urbain, paisible et confortable.

Au-delà de l'agitation de Court Street qui se prolonge jusqu'aux piers de Cowanus Bay et des grands bâtiments institutionnels qui bordent Cadman Plazza, fermés au sud par Montague - la rue animée du quartier où se succèdent petits restaurants et boutiques colorées, les Hauts de Brooklyn portent encore la grandeur des temps anciens, lorsque la création des premiers ferries permit, courant XIXème, à la fois de participer à la vie des affaires sur Wall Street et de s'en retirer à la clôture de la Bourse.

Le quartier est encore tout imprégné du charme, tantôt cossu, tantôt plus austère, des maisons de négociants - de grandes maisons de briques aux hautes fenêtres et aux larges portails, souvent agrémentées d'élégants bow-windows ou de loggias plus luxueuses, d'une petite terrasse sur les toits ou d'un jardin discret que l'on aperçoit en passant, à l'arrière des maisons.

Parfois, quelques demeures de style fédéral - des maisons de bois un peu plus hautes, peintes en gris, bleu ou vert clair, auxquelles on accède par un perron surélevé - viennent rompre un ordonnancement qui rappelle un peu, dans cette alternance géométrique de briques et de pierres, l'urbanisme du Grand Siècle.

Plus à l'ouest, vue panoramique sur Wall Street depuis la grande promenade qui domine la baie dans laquelle l'East River rejoint l'Hudson, entre Staten Island et Manhattan. En contrebas, un ensemble de vieux quais fait, comme un peu partout à New York sous l'impulsion du plan Obama, l'objet d'une rénovation ambitieuse visant à créer un ensemble de parcs récréatifs renforçant la destination résidentielle de l'ensemble.

Mais le commerce n'est pas l'ennemi de la liberté. Revenant vers l'intérieur du quartier, c'est ici, à la Plymouth Church of the Pilgrims, à l'angle d'Orange et de Hicks Street, que Beecher mit une esclave aux enchères, puis la racheta pour lui donner sa liberté et poromouvoir la cause de l'anti-esclavagisme. Lincoln et Washington visitèrent le lieu et Wiltman, enfant, vécut dans la maison derrière, autour de l'élégant jardin qui jouxte l'église.

Ce qui émane du quartier finalement, ce n'est pas ce qui pourrait apparaître ailleurs comme "l'orgueil" de Wall Street ou encore "l'arrogance" début de siècle de certains établissements de Midtown. C'est plutôt cette alliance, intime et forte, de l'argent qui signe la réussite et de la foi qui la sous-tend.

Une alliance qui mène, incidemment, de demeures prospères en chapelles plus dépouillées - souvent de simples maisons -, aux sources de l'éthique protestante du capitalisme américain, discrète ici et en même temps assurée d'elle-même, et qui finit par mieux se ficher dans les esprits qu'elle ne s'inscrit dans la pierre. 

25/05/2009

Smoke, sans modération (Toussaint, Coleman et le sens de la vie)

A deux ou trois soirs d'intervalle, on pouvait voir Allen Toussaint & the Bright Mississipi Band au Village Vanguard et le George Coleman Quintet au Smoke. Deux institutions new yorkaises du jazz, l'une au sud, du côté de Greenwich, l'autre nord, au-delà de la 100ème, aux confins de Columbia et de Harlem. 

Dans les deux cas, un décor sobre : une cave triangulaire au Vanguard, un café tout en longueur au Smoke - deux lieux qui, en convergeant vers une scène où se focalisent les feux, laissent le reste de la salle, sobrement aménagée d'une succession de petites tables et de longues banquettes, dans une quasi obscurité.

Ce n'est pas l'atmosphère ludique des clubs de Chicago, quand Nick Russo se prend à faire swinguer la salle autour du bard du Jilly's sur l'air de My kind of town ? Les New Yorkais n'en ont cure ; ils rétorquent, avec un brin de condescendance que, ce qui compte ici, c'est la musique. Quand Christian Scott fait chuinter sa trompette sur la scène du Vanguard ou quand Harold Mabern laisse divaguer son piano au Smoke, c'est le silence, presque un recueillement, qui s'impose - du moins jusqu'à la fin des solos quand applaudissements et sifflets admiratifs jaillissent alors à l'envi.

Une affaire de prière, dans de nouveaux temples laïques ? Bien sûr, aux mimiques possédées des musiciens répond l'air le plus souvent inspiré de l'assistance, tantôt intense et figée, tantôt accompagnant, qui d'un dodelinement de la tête, qui d'un tapotement du pied, un air enlevé ou une inspiration plus magique. Le rite est bien réglé, les Alléluia scandent la célébration et les amen s'élèvent des choeurs.

Mais, précisément : si c'est une messe, c'est dans les faubourgs de la Nouvelle-Orléans, du South Side ou de Harlem qu'elle prend sa source. Si c'est une messe, c'est une messe black, festive, enjouée. Le mouvement l'emporte sur le recueillement, la profusion de la fête submerge l'ordonnancement du rite. Ici, la tiédeur n'est pas de mise.

Ecoutez Allen Toussaint prendre, avec ses contretemps et ses fausses pistes, David Pilch, son contrebassiste, à contrepied ; ou bien les minauderies amusées entre la trompette de Scott et la clarinette de Don Byron. Regardez les gueules cassées de la bande de Coleman, avec leur look sorti de nulle part - costumes trop larges et cravates flashy -, vous sortir un boeuf de derrière les fagots.

Ecoutez les guitaristes, Ribot au Vanguard ou Bernstein au Smoke, rajouter à tout ça un air de complainte. Voyez comment les crosssticks de Coleman Junior ou les sons de tôle de Jay Bellerose ryhtment la fête ou comment, à l'inverse, Pilch ou Drummond font cracher à leur contrebasse des accords rebondissants dans l'intervalle qui sépare le son du silence.

Le jazz, c'est la vie. S'il en prend parfois la tonalité dramatique, c'est pour mieux revenir à ce qui, au-delà de ce qui passe, au-delà de vous et de moi, perdure dans le parti pris d'un jeu, c'est-à-dire à la fois d'un écart, d'une représentation et d'une mélodie. Adieu salles compassées, convocations grandiloquentes, bigoteries ésotériques : au Vanguard ou au Smoke, la vie ne se prend pas au sérieux et, si elle a un sens, c'est d'abord celui de l'humour.

12/02/2009

Broadway express (Matrix des misérables)

C'est un petit MacDo sur Broadway, au coeur de l'Upper West Side - à grandes mailles, entre Columbia University et le Lincoln Center. Si discret qu'on ne le remarque presque pas, il faut plusieurs semaines pour le repérer. Il semble tout étriqué entre deux boutiques de mode bon marché - Victoria Secret ou Gap ont pignon sur rue un peu plus haut, une annexe de Barneys vend du Paul Smith un peu plus bas. En face, un restaurant de soupes diététiques, à l'angle un Barnes & Nobles qui affiche en grand la couverture du xième bouquin sur Obama, dont la photo recouvre aussi les unes des magazines dans les kiosques à l'angle des carrefours.

Un déjeuner rapide, en début de semaine, tandis que le président entame ce jour-là une nouvelle tournée dans le pays, à Elkhart (Indiana), pour vendre son plan de soutien à l'économie en s'appuyant sur les fermetures d'activités et les licenciements qui, chaque jour, plombent le pays par milliers. A l'intérieur, on est un peu après le rush de midi-une heure, c'est assez calme. Une cinquantaine de personnes environ, des femmes pour la plupart, essentiellement noires, la cinquantaine en moyenne, avec quelques ados et de plus rares personnes âgées généralement accompagnées d'une aide à domicile. Un quart environ sont latinos, quelques hommes isolés. De rares femmes blanches, une, puis deux qui passent, rapidement, en balayant furtivement l'assistance du regard tout en se dirigeant droit vers les caisses.

Ce n'est pas du mépris, c'est presque de la honte comme celle, pourtant digne, de cette vieille dame distinguée sur le trottoir d'en-face qui se décide à quémander quelques quarters aux uns et aux autres en donnant, pour ainsi dire physiquement, l'impression de s'excuser, de s'effacer. Jeunes latinos s'échinant dans les arrière-cuisines ou sortant des caves et remontant les grandes avenues à contresens en vélo, mendiants qui se traînent d'un abris de fortune à l'autre, personnes âgées qui sombrent, collecteurs de canettes... les miséreux traversent la ville en tous sens. Ils doivent sans doute mourir quelque part, à quelques encablures des restaurants à la mode et des clubs de jazz, mais on ne sait trop où. Ce n'est pas que les gens disparaissent d'ailleurs, c'est qu'ils s'effacent comme sur une pellicule trop exposée, comme dans un Matrix financier qui aurait préempté le réel.

C'est déjà vrai, quoiqu'un peu moins marqué, lorsque l'on fait une pause sur l'autoroute pour les grandes distances entre Columbus et Chicago, ou bien entre Toronto et New York : le MacDo y est quasiment le seul restaurant possible, mais c'est surtout le territoire des pauvres gens, abonnés à ces repas mortifères pour une poignée de dollars. Il y a des jeunes, mais ce sont les plus âgés qui dominent, souvent mal fagotés, de l'embonpoint, parfois difforme, l'air malade. Le regard triste. Le même regard que l'on retrouve dans le MacDo de Broadway chez cette black assez distinguée en face, cet adolescent mal dégrossi près de la poubelle ou encore le postier, un peu en retrait, un carribean on dirait.

Le regard triste ? Non. Perdu, pas triste. Avec un léger flottement qui oscille entre la mélancolie et la concentration. C'est cela, une forme de concentration, analogue à cette sorte d'attention que l'on développe au beau milieu de l'oeil d'une dépression tropicale, lorsque l'on guette le mondre signe, la plus modeste indication de la suite, sans se faire trop d'illusions - un infime sursis avant le déchaînement de la tempête. Une dernière fenêtre de lucidité avant l'artillerie lourde.

Ce qui se passe en réalité très exactement à ce moment-là, vers 14h07, à l'angle de Broadway et de la 80ème Ouest, dans ce MacDo dont les regards convergent vers l'extérieur, c'est quelque chose comme l'arrêt progressif du mouvement, si inhérent à la culture américaine en général et à New York en particulier. Comme un film qui passerait tout à coup au ralenti - une réalité qui saute soudain à la figure en retournant sur Broadway avec des magasins qui ferment les uns après les autres, des taxis qui se font rares en plein milieu de la journée, si peu de monde dans les rues. Un train lancé à toute allure mais dont l'inertie de la vitesse, malgré le freinage, ne permettra pas d'échapper à l'abîme. Quelque chose qui approche de la fin, dont on sait qu'il va être de l'ordre de la douleur et de l'effondrement - et que ce jour-là, à cette heure précise, on peut presque palper tant il s'est concentré dans le regard des nouveaux misérables.

27/10/2008

Au Moma (1) Kirchner, la violence sublimée ?

"Kirchner: les rues de Berlin" est l'une des expositions temporaires du moment au Moma - que l'on retrouve avec le plaisir conjugué de la fin des travaux et du retour de l'hiver. Dans la salle presque recluse au fond du 1er étage qui accueille l'exposition, l'hiver est là en effet (on le sent à travers une infime atténuation de la lumière au long des transversales qui dominent le jardin), mais cette peinture l'enflamme.

De hautes silhouettes colorées peuplent les rues ; elles jaillissent - les dessins préparatoires l'attestent assez, ils rappellent parfois l'inspiration d'un Ucello -, fusent même selon des verticales en entonnoir qui explosent dans de hauts chapeaux improbables, entre le dédain des mâles et l'air de cocotes qu'affichent les passantes, à l'occasion prostituées.

La perspective se tord et le décor grossit, ou bien s'amenuise à l'excès selon la position au long de ces lignes diformes. Qu'ils s'affichent, s'enlacent, qu'ils nous soient montrés au bordel ou à la rue, les corps eux-mêmes sont pris dans la dureté de ces recompositions. "Street, Dresden", une toile de 1908, marque sans doute l'apothéose de cet univers tout à la fois vivant et macabre, comme porteur de la violence insoutenable que serait la vie, tension permanente entre l'apparence faussement civilisée de la société et une sorte d'aspiration douloureuse à la destruction.

Les nus n'échappent guère à ces tiraillements ("Seated Female Nude" - 1912, "Standing Nude in Front of Tent" - 1912-14), sauf peut-être lorsqu'ils s'abandonnent aux influences japonaises du moment ("Nude Washing Herself" - 1909, "Bathing Girl in Tub with Hand Mirror" - 1911). Et, plus loin, des groupes de baigneurs nus, là, alignés au bord de la plage, ces quasi amoncellements de chair, plus qu'une mise à nu, c'est une déshumanisation de la societé qu'ils portent.

Mon Dieu, tout serait dejà là ? Malgré l'illusion rétrospective, je le crois. Ce qui traverse l'exposition et ce qui, au-delà, constitue l'énigme intenable de l'expressionnisme allemand, c'est cela, la puissance visionnaire et saisissante de cette sorte de scannérisation de la société, ce macabre presque sublime - cette grimace fondamentale qui, en portant à la vérité bien au-delà des années quarante, nous rappelle inlassablement combien, à tout instant, les choses peuvent mal finir.

10/09/2008

Un été américain (3) Labor Day autour de Central Park

Pour la fête du travail, qui tombe d'ailleurs le même jour aux Etats-Unis et au Canada et fait, dans les deux cas, un grand week-end qui marque traditionnellement la fin de l'été, commencer la journée dans l'appartement (temporaire) de Chelsea par un petit déjeuner que, pour une fois, l'on n'ira pas prendre au Pain quotidien (celui de la 17ème ou de Washington Square et, bientôt, de la 90ème, sont tout à fait bien) mais à la maison, autour de quelques viennoiseries ramenées de chez Bruno, le pâtissier d'Union Square.

Puis, travailler.

Vers 13h00, remonter en voiture, une confortable Chrysler de location, la 7ème jusqu'à Broadway. Une fois arrivé, prendre en passant au Café qui fait l'angle avec la 86ème de quoi alimenter un pique-nique sur le pousse : salade de thon, sandwiches au saumon et aux légumes, eaux minérales, que l'on savourera, un peu au-delà de la synagogue - mesurer au passage, d'un quartier l'autre, combien New York est une ville juive, ce qui lui vaut sans doute une bonne partie de sa prospérité et de son intelligence -, au bord de l'allée qui borde la zone naturelle protégée de Central Park Ouest.

Bouquiner, s'assoupir.

Oscillant entre l'ombre des larges allées et le soleil du milieu de l'après-midi, traverser ensuite le parc en contournant le Jacqueline Kennedy Onassis Reservoir jusqu'à l'Upper East Side entre les joggeurs, les tennismen et les badauds. Là, longer le musée de l'illustration - on peut aussi prendre un rafraîchissement en passant dans le jardin de cette sompteuse demeure, miraculeusement inconnue des touristes - et descendre la 5ème jusqu'au Guggenheim pour y jeter un oeil sur l'exposition Louise Bourgeois.

Là, déambuler.

Se souvenir de l'exposition photographique consacrée à l'artiste, il y a quelques mois, au dernier étage de la Tate Modern, et ne pas se retrouver, ici, dans cette accumulation de trouvailles désarticulées. Se perdre dans les sculptures vaguement ethniques, les variations trans-genres, les cellules obsessionnelles, etc. Réaliser, chemin faisant, sur l'élégante rampe continue dessinée par Wright, qu'une partie du goût populaire pour l'impressionnisme vient sans doute d'une sorte de refus non dit de l'art contemporain, comme s'il en était en quelque sorte la dernière buttte-témoin, l'ultime rempart qu'il faudrait célébrer infiniment du Luxembourg au Met et jusqu'à Columbus, contre l'ère insupportable de l'incertitude et du désordre.

Sortir, retraverser le parc.

Revenus sur la 88ème, faire un nouveau saut avant l'heure à la maison - une row house de style Queen Ann, début du siècle, avec une façade où alternent briques, pierres et terracotta, un grand escalier surélevé, des pignons plus ou moins excentriques et de larges bow-windows. Y déposer, comme en une coutume au lieu, un début de cave - quelques bouteilles achetées en passant chez Mitchell - ainsi que deux ou trois livres d'art - le catalogue de l'exposition Bourgeois, malgré tout, et surtout un bel album sur Rothko. Y deviser, au milieu du grand salon, avec la propriétaire.

Traîner, encore un peu.

Redescendre jusqu'à la 27ème, faire une pause à Chelsea, avant de repartir dîner sur Soho. Pour la terrasse et deux ou trois plats - dont une Putanesca et du vin sicilien -, se décider pour un italo-cubain, lent mais passable. Flâner un peu vers Sullivan et Prince, repérer au passage quelques adresses prometteuses.

Rentrer, tard.

Au petit matin - presque au milieu de la nuit - filer de nouveau en cab, vitre grande ouverte, à toute allure à travers la ville vers La Guardia pour Toronto.