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12/02/2009

Broadway express (Matrix des misérables)

C'est un petit MacDo sur Broadway, au coeur de l'Upper West Side - à grandes mailles, entre Columbia University et le Lincoln Center. Si discret qu'on ne le remarque presque pas, il faut plusieurs semaines pour le repérer. Il semble tout étriqué entre deux boutiques de mode bon marché - Victoria Secret ou Gap ont pignon sur rue un peu plus haut, une annexe de Barneys vend du Paul Smith un peu plus bas. En face, un restaurant de soupes diététiques, à l'angle un Barnes & Nobles qui affiche en grand la couverture du xième bouquin sur Obama, dont la photo recouvre aussi les unes des magazines dans les kiosques à l'angle des carrefours.

Un déjeuner rapide, en début de semaine, tandis que le président entame ce jour-là une nouvelle tournée dans le pays, à Elkhart (Indiana), pour vendre son plan de soutien à l'économie en s'appuyant sur les fermetures d'activités et les licenciements qui, chaque jour, plombent le pays par milliers. A l'intérieur, on est un peu après le rush de midi-une heure, c'est assez calme. Une cinquantaine de personnes environ, des femmes pour la plupart, essentiellement noires, la cinquantaine en moyenne, avec quelques ados et de plus rares personnes âgées généralement accompagnées d'une aide à domicile. Un quart environ sont latinos, quelques hommes isolés. De rares femmes blanches, une, puis deux qui passent, rapidement, en balayant furtivement l'assistance du regard tout en se dirigeant droit vers les caisses.

Ce n'est pas du mépris, c'est presque de la honte comme celle, pourtant digne, de cette vieille dame distinguée sur le trottoir d'en-face qui se décide à quémander quelques quarters aux uns et aux autres en donnant, pour ainsi dire physiquement, l'impression de s'excuser, de s'effacer. Jeunes latinos s'échinant dans les arrière-cuisines ou sortant des caves et remontant les grandes avenues à contresens en vélo, mendiants qui se traînent d'un abris de fortune à l'autre, personnes âgées qui sombrent, collecteurs de canettes... les miséreux traversent la ville en tous sens. Ils doivent sans doute mourir quelque part, à quelques encablures des restaurants à la mode et des clubs de jazz, mais on ne sait trop où. Ce n'est pas que les gens disparaissent d'ailleurs, c'est qu'ils s'effacent comme sur une pellicule trop exposée, comme dans un Matrix financier qui aurait préempté le réel.

C'est déjà vrai, quoiqu'un peu moins marqué, lorsque l'on fait une pause sur l'autoroute pour les grandes distances entre Columbus et Chicago, ou bien entre Toronto et New York : le MacDo y est quasiment le seul restaurant possible, mais c'est surtout le territoire des pauvres gens, abonnés à ces repas mortifères pour une poignée de dollars. Il y a des jeunes, mais ce sont les plus âgés qui dominent, souvent mal fagotés, de l'embonpoint, parfois difforme, l'air malade. Le regard triste. Le même regard que l'on retrouve dans le MacDo de Broadway chez cette black assez distinguée en face, cet adolescent mal dégrossi près de la poubelle ou encore le postier, un peu en retrait, un carribean on dirait.

Le regard triste ? Non. Perdu, pas triste. Avec un léger flottement qui oscille entre la mélancolie et la concentration. C'est cela, une forme de concentration, analogue à cette sorte d'attention que l'on développe au beau milieu de l'oeil d'une dépression tropicale, lorsque l'on guette le mondre signe, la plus modeste indication de la suite, sans se faire trop d'illusions - un infime sursis avant le déchaînement de la tempête. Une dernière fenêtre de lucidité avant l'artillerie lourde.

Ce qui se passe en réalité très exactement à ce moment-là, vers 14h07, à l'angle de Broadway et de la 80ème Ouest, dans ce MacDo dont les regards convergent vers l'extérieur, c'est quelque chose comme l'arrêt progressif du mouvement, si inhérent à la culture américaine en général et à New York en particulier. Comme un film qui passerait tout à coup au ralenti - une réalité qui saute soudain à la figure en retournant sur Broadway avec des magasins qui ferment les uns après les autres, des taxis qui se font rares en plein milieu de la journée, si peu de monde dans les rues. Un train lancé à toute allure mais dont l'inertie de la vitesse, malgré le freinage, ne permettra pas d'échapper à l'abîme. Quelque chose qui approche de la fin, dont on sait qu'il va être de l'ordre de la douleur et de l'effondrement - et que ce jour-là, à cette heure précise, on peut presque palper tant il s'est concentré dans le regard des nouveaux misérables.

Commentaires

Olivier,

Terrible cette vision que vous donnez à travers ce MacDo de Broadway.

Une humanité précipitée dans l'horreur, complètement innocente, démunie et, semble-t-il, abandonnée.

Elle est, malheureusement, représentative de ce qui se passe à l'échelle du pays. Le pire n'est-il pas pour demain matin?

Amicalement.

Écrit par : Daniel | 16/02/2009

Oui, c'est accablant mais ce n'est pas propre à la société américaine. J'ai été confronté comme tout un chacun à des situations de ce genre au Canada ou en France, sans même parler de pays pauvres (il serait bien sûr plus juste de ce point de vue de parler de zones de pauvreté traversant et transcendant les Etats).

Il me semble, là-dessus, au-delà des notes et des commentaires, au-delà des déclarations dînatoires et des propos de troquet, au-delà des mots, qu'il revient à chacun d'entre nous d'apporter une contribution sans doute modeste mais concrète à soulager là où nous le pouvons les misères matérielles et, mais c'est plus difficile, les détresses psychologiques.

Ce devrait notre premier devoir civique, et commandé par l'élan de la solidarité concrète davantage que par les préceptes de la morale ou de la citoyenneté. Je ne suis guère satisfait, pour ma part, de mon défaut de constance dans ce que j'ai entrepris, à plusieurs reprises, sur ce plan.

Vous parlez d'horreur ? Cela me paraît pour autant un peu excessif - on doit trouver, dans ce registre, des choses bien pires, non ? Ou alors, c'est au sens de "l'horreur économique" dont avait parlé Viviane Forrester, thèse à laquelle, pour le coup, la crise actuelle redonne une incontestable vigueur.

Encore une fois pourtant, il me semble que nous pensons, le plus souvent passivement, problème (en manifestant par exemple et en attendant toujours un surcroît d'aide de l'Etat) alors que les gens ici préfèrent concentrer leur énergie dans la recherche de solutions concrètes, fussent-elles bricolées, précaires, fragiles. Une part significative de la solution à nos problèmes vient tout de même du travail et de la persévérance.

Mon commentaire est un peu court et insuffisant mais enfin, je crois qu'il recouvre une approche en effet culturellement très différente de ces questions. Au-delà du niveau de régulation nécessaire - et pour lequel chaque société détermine le niveau qui lui semble, peut-être pas juste, mais en tout cas acceptable -, je crois que ce n'est pas la même chose d'attendre la solution de l'Etat et de se bouger soi-même pour lui donner forme.

Mon sentiment est qu'il s'agit là d'une question - la question sociale - difficile, que nos caricatures idéologiques nous empêchent souvent de penser correctement. Nous devrions critiquer moins et tenter davantage ; et il me semble que, comme on le dit des voyages, une partie de la solution réside autant dans le mouvement que dans le résultat en tant que tel, dont nous ne sommes jamais vraiment quittes.

Écrit par : Olivier | 06/04/2009

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