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13/12/2007

Washington DC (1) Le jugement de Salomon (et la réponse de Kennedy)

Il a attaqué tôt, dans le taxi, lundi matin, alors que nous filions vers l'aéroport de Columbus à travers une ville quasi déserte à cette heure de la nuit, en trombe, à cause de son retard. Salomon Awoke, originaire d'Ethiopie, était un grand voyageur avant, du moins, qu'il ne se décide à fonder une famille en Amérique.

Salomon était ravi de tomber sur un Français (même sur moi, à l'aube). Il a lui-même vécu plusieurs années en Europe et en France, pays qu'il a dû quitter après s'être vu refuser sa carte de séjour. Pour lui, c'est clair : en Amérique, il y a beaucoup d'arrogance. Et puis, il n'y a pas vraiment de culture. De cette ignorance du monde, Salomon, en provocateur affable, guidé par une sagesse malgré tout bienveillante, ne cesse de débattre avec ses passagers, de préférence américains. Pour une fois qu'au plan international, l'arrogance ne serait pas de notre côté...

Arrogance ? En faisant un crochet par Atlanta avant de prendre la direction de Washington DC, je confirme à un vieux businesman qui m'interroge que je suis français en effet. "Nobody's perfect" ajoutai-je. Je n'aurais pas dû : le type a crû à une autocritique spontanée et sincère. Et a enchaîné en tentant de m'expliquer que l'on ne pouvait être tenu pour responsable de l'endroit où l'on était né... J'ai volontiers laissé une passagère venue s'intercaler entre nous prendre le relais de ce dialogue de sourds.

Pas de culture, ici ? Le Kennedy Center for the Performing Arts est un vaste bâtiment épuré ; on dirait un peu le Trocadero, en plus longiligne et en plus imposant. Au frontispice du bâtiment, côté fleuve, les mots de JKF ne manquent pourtant pas de grandeur : "I look forward for an America which commands respect not only for its strength but for its civilization as well".

Fidèle à sa mission de rendre la culture accessible à tous, le Centre propose de fait, tous les soirs, des spectacles variés dans le hall du Grand Foyer. Sous les lustres majestueux de la grande salle qui domine le Potomac, c'est Eric Hutchinson qui donnait l'autre soir, avec une poignée de musiciens, un concert de pop enlevé, une sorte de navigation ludique, rafraîchissante et libre, ne s'interdisant ni une incursion dans la country, ni des variations jazzy et faisant même parfois un détour par un rock très convenable.

Sur le chemin du retour à l'hôtel, qui se trouve juste à côté de la Maison Blanche, je tombe sur le siège de l'AFL, la célèbre Federation of Labor Association. Des Birmans en exil y donnaient une conférence sur la violation des droits politiques et sociaux au Myanmar devant un public clairsemé.

Aux murs du siège, on peut notamment découvrir The Great Strike de Ralph Fasanella, représentation naïve et engagée de la grève de l'industrie textile dans le Massassuchets en 1912. Un patchwork de nationalités : Italiens, Irlandais, Polonais, Juifs... finirent par obtenir une révision à la hausse de leurs droits sociaux, sans parvenir à éviter de violentes représailles policières. Un petit air de Martin Eden.

Qui s'efface complètement pour le coup en passant aux toiles de Pearce, qui ne peut s'empêcher, lui, dans ses représentations de la condition sociale afro-américaine, d'intégrer une touche de gaieté qui finit par déborder le tableau et prendre l'ascendant sur la peinture du malheur. Cela vaut mieux que cet art social américain d'origine, celui de l'époque de Gompers, si grandiloquent et métallique qu'on le dirait tout droit sorti du fascisme italien.

"This country cannot afford to be materially rich and spiritually poor" poursuivait Kennedy. C'est sans doute un fil de l'histoire à reprendre : car si l'art sait se mettre ici au service des grandes causes sociales, le social gagnerait de son côté à revenir aux règles de l'art dans une nation qui - cela est aussi reconnu par les conservateurs éclairés - voit une inquiétude diffuse liée à une certaine insécurité sociale monter de toutes parts.

03/12/2007

Chris Marker place de la République : un pays romantique comme le nôtre

C'est devenu soudain évident en parcourant au débotté l'exposition consacrée au photographe Chris Marker par le Wexner Center for the Arts - le centre d'art multidisciplinaire et très actif de Columbus, situé au coeur de l'Université, juste à côté du Hagerty Hall, un ensemble de départements consacrés à l'étude des cultures et à la communication.

Le Centre a été, soit dit en passant, la première réalisation de Peter Eisenman, avec le concours de Richard Trott et Laurie Olin. Plébiscité pour ce succès, Eisenman réalisera d'ailleurs, dans la foulée, le Columbus Convention Center. "C'est un morceau d'espace qui se serait crashé dans les prairies..." a dit l'auteur Spalding Gray à propos de ce bâtiment futuriste qui relève à la fois du fort, de l'usine et de l'échaffaudage.

Cette impression à la fois futuriste et léchée se prolonge à l'intérieur du bâtiment. Tout au long de panneaux blancs convergeant vers la pointe d'une pièce en triangle qui en renforçait l'intensité dramatique, les manifestations anti-FN de 2002 étaient ainsi récemment mises en parallèle avec de plus anciens clichés de Mai 68 (et aussi de vieilles photos de manifestations américaines des années 60/70).

Clichés en noir et blanc, le plus souvent floutés, desquels surgit soudain la figure de Cohn-Bendit ou celle de Besancenot en vis-à-vis, entassement de voitures, amassements de barricades, visages illuminés des premières manifestations, baisers adolescents ou graves solitudes au milieu de la foule, marches épiques, poings levés, tee-shirts à l'effigie du Che, banderolles tendues et porte-voix brandis.

Au-delà de la trajectoire de l'auteur - dont témoigne, à quarante ans d'intervalle, le même cliché, pris sous le même arbre, Place de la République -, pourquoi ce parallèle emmêlé ? S'agit-il d'une comparaison sociologique, d'un rapprochement politique ? D'un simple vagabondage poétique ?

En fait, ce que ces images ou, plus encore, ce que ce parallèle donne à voir, c'est la force d'une formidable projection romantique de l'Amérique sur la France. Et ce n'est pas tant d'un romantisme privé dont il s'agit ici que d'un romantisme public, d'un romantisme politique. En forçant le trait, on distinguerait entre le romantisme républicain de l'escapade amoureuse à Montmartre et celui, démocrate, de la manif à République, la zone allant de Saint-Germain à Montparnasse faisant office de terrain neutre, celui en quelque sorte du consensus touristique.

Romantisme politique : ce que nous représentons pour ce pays aux attroupements chétifs, c'est la patrie de la lutte pour les droits, de l'opinion mobilisée, du pays dans la rue, de cette démocratie de tous les instants engagée et joyeuse. Voyez encore, en mettant de côté le tragique de l'affaire, l'incroyable folklore auquel nous invite le dernier film de Michael Moore.

Romantisme ? Sans doute, mais un romantisme qui opèrerait alors comme une nostalgie des combats disparus et qui est à deux doigts, pour tout dire, de basculer dans le parc de loisirs, tel un Jurrasic Park de l'épopée perdue.