18/12/2007
Hopper à la National Gallery (1) L'intérieur et la scène
Pourquoi la représentation nous est-elle si nécessaire : est-ce que le réel est décevant ou bien est-ce que l'art est magique ? Et pourquoi, faisant face tout à coup à la reproduction gigantesque de "Nightkawks" qui ouvre l'exposition que consacre la National Gallery de Washington DC à Edward Hopper, là, au beau milieu de l'aile ouest, au seuil d'entrer dans les salles qui lui sont réservées, est-on saisi par une émotion si intense qu'elle nous fige soudain sur place ? Est-ce le seul comblement du manque qu'avait fait apparaître son absence, l'été dernier, à l'Art Institute de Chicago ? Ou est-ce l'intuition d'une révélation plus profonde ?
On entre dans l'exposition comme on redouterait un immense malentendu : celui d'un événement qui aurait été fabriqué de toutes pièces sur la base de toiles secondaires. Il y a bien l'autoportrait, en paysan endimanché, si tranquille, et puis quelques croquis méconnus de paysages urbains et de panoramas ruraux. L'on comprend bientôt que toute l'exposition suit la chronologie comme elle distille le plaisir esthétique. A quoi bon s'attarder sur les débuts, ces natures aimables et ces scènes de rue incertaines?
Les choses, avec Hopper, démarrent vraiment dans les années 20 - après quarante ans, en somme. Les bords de mer, les maisons de Gloucester, bien sûr, tout cela a encore une joyeuse coloration, légère, presqu'anodine. Mais l'ombre et cette pâleur inquiétante, qui guettaient, finissent par s'affirmer, avec maîtrise, dans "Haskell's House". Et puis Hopper, peu à peu, commence à délaisser les perspectives convenues et à privilégier des angles inattendus et des vues qui seraient ordinaires si elles n'étaient décalées ("Circus Wagon", "Box Factory").
Le regard alors s'arrime à la mer, autour des phares qui dominent la côte du Maine. Il y a bien encore quelques incursions terrestres, des tentatives de portraitisation du quotidien auxquelles se livrerait un peintre de genre inspiré par d'agréables vacances. Mais le phare revient, puis revient encore, et n'en finit pas de revenir - repère dans l'espace autant que moment de basculement, sans doute, dans l'oeuvre du peintre. Le moment où, libéré enfin des influences qui pèsent sur les traits et des références qui contraignent le regard, Hopper décide de voguer selon son univers intérieur. "Lighthouse Hill", ce serait un peu, là, au bord de la falaise, comme le moment du grand saut.
Il y a une video d'Hopper, qui date semble-t-il du début des années soixante, il est alors devenu un monument de son vivant et répond aimablement aux questions d'un journaliste, dans le salon de son domicile. La conversation est cordiale, légère. C'est presque un moment familial. Mais, en réalité, Hopper ne dit mot ; il est présent, l'oeil malicieux, la posture modeste sans être embarrassée ni hypocrite ; mais il ne parle pas, c'est sa femme qui répond aux questions.
Au bout d'un moment, ce que l'on sent dans cette scène d'intérieur, c'est que l'intérieur l'a emporté sur la scène - définitivement. Comme dans ces clichés où le peintre est saisi en train de se reposer dans son atelier. Là, sur la video, Hopper se prête au jeu, il est bien présent, bienveillant, sans doute amoureux de sa femme. Mais il n'est déjà plus là.
23:39 Publié dans Représentations | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : peinture, Hopper
Commentaires
Votre tableau de l'exposition donne envie. Ne serait-il pas question qu'elle vienne trainer ses pénates en région parisienne ? - On peut toujours rêver... Les quelques toiles que j'ai eu l'occasion de voir lors d'un voyage à New York m'ont donné envie de connaitre le reste, et malheureusement seul un livre de reproduction peut pour le moment y suppléer.
Écrit par : oreo | 18/12/2007
Peut-être, cela nous changerait d'Arcimboldo au musée du Luxembourg, misère... Quel livre d'images avez-vous ? J'ai ramené de Washington l'excellent Troyen Barter Comey Davis Roberts (oui, ils sont bien plusieurs), édité par le Museum of Fine Arts à Boston. Cela pourrait vous aider à patienter encore un peu...
Et sinon la khâgne, ça se passe bien ?
J'aime bien votre blog.
Écrit par : Olivier | 18/12/2007
Le livre que j'ai (enfin celui que j'ai offert à ma mère - sorte de cadeau qui l'est autant pour le destinateur que le destinataire) est celui d'Ivo Kranzfelder aux éditions Taschen, une édition pour les 25 ans de la marque et un peu plus grand que les autres de la collection. Il faut avouer que les reproductions sont plutôt belles. Il semblerait d'après ma mère que les analyses soient aussi pas mal, mais n'ayant pas encore eu le temps de le lire, je ne m'avancerais pas. Un de ces innombrables livres sur lesquels je me jetterait à la fin de l'année, lorsque j'aurai réglé mes comptes avec Aristote.
Mais, vous avez ramené le livre... vous vivez donc en France ? le chapô de votre blog m'aurait plutôt laissé croire le contraire. Mais je dois avouer n'avoir pas encore parcouru les autres articles -ce que je ne manquerai pas de faire, les vacances sont dans deux jours- étant tout de même censée travailler mon concours blanc. Et pour répondre à votre question, la khâgne se passe plutôt bien - le modalisateur est en prévoyance de l'épreuve d'option d'après-demain. J'y retourne, d'ailleurs !
Écrit par : oreo | 19/12/2007
Méfiez-vous de votre mère : cela commence par des recommandations savantes et se termine par le choix de son futur gendre. Et puis, tant qu'on y est, méfiez-vous d'Aristote aussi, même s'il y a a priori moins de risques de ce côté-ci pour votre vie sentimentale.
En fait, je suis toujours aux Etats-Unis, j'ai simplement ramené le livre à la maison, à Columbus (OH), entre une mission à Washington, un week-end à NYC et, dans quelques jours, une escapade à San Francisco.
Ah, un concours blanc pour les vacances de Noël, ça fait rêver. Pour un peu, on dirait une compétition de bonhommes de neige... Good luck !
Écrit par : Olivier | 19/12/2007
Ce que j 'aime vchevv bzb nn (c'est le petites mains d'angélique qui ont tenté d'écrire la suite...) chez Hopper, donc, c'est que chaque tableau raconte véritablement une histoire. Moment volé que chacun peut compléter. IL serait du reste intéressant de faire écrire à quelques auteurs triés sur le volet les dialogues, ou le scenario que leur inspire tel ou tel tableau. Sérénité, solitude, tristesse, on doit pouvoir trouver des tas de choses dans chacune des oeuvres. En tout cas, chez moi, ca fait ca.
Et j'espère que l'expo s'exportera, effectivement.
Écrit par : JPh | 04/01/2008
Pour Angélique : vydoip boty py mioudncb ckgofdjhewb (traduction : "Mais oui ma puce, c'est toi qui écris le mieux ici et je peux comprendre que tu préfères les pâtes de maman aux livres de papa").
Sur Hopper : je n'aime guère les "bulles" de Lichtenstein ("I'd rather sink than call Brad for help", "I'm not hungry mother ! Please, I just want to go to my room !", etc), mais j'aime bien ton idée de scénariser Hopper. Ce qui serait intéressant aussi, ce serait de voir si, à partir d'un même tableau, les histoires diffèreraient beaucoup ou non selon les auteurs. Dans certains cas, on peut aussi imaginer ce que donnerait une approche humoristico-trash de la chose...
A propos des flocons : en fait, cette histoire de neiges (au pluriel cela dit, ça laisse une marge), ça n'aurait pas commencé bien avant l'année dernière ?
Écrit par : Olivier | 04/01/2008
Je me méfierai d'abord d'Aristote, question d'urgence - ma vie sentimentale ne court aucun risque puisqu'elle est tout simplement inexistante !
Quant à scénariser Hopper, c'est une idée ! Pourquoi ne pas proposer vous-même sur votre blog un tableau sur lequel se pencheraient vos lecteurs ?
Écrit par : mimylasouris | 04/01/2008
Ah mais dans quelle khâgne êtes-vous tombée malheureuse, fuyez pendant qu'il est encore temps ! (je plaisante, je ne veux pas de problèmes avec votre maman. Si elle peut vous faire faire dix fois le tour de Vienne, elle saura me retrouver dans le Midwest).
Je retiens votre idée et propose "New York restaurant", une toile de 1922 que vous pouvez retrouver sur le site de la National Gallery (vers lequel je n'arrive pas à créer de liens dans ce commentaire et dont je ne peux pas importer d'images non plus dans mes posts).
Et hop, c'est parti...
PS : Soit dit en passant et en attendant que Hopper passe le periph, les rubriques spéciales que le musée consacre à l'expo sont très bien faites. A bon amateur...
Écrit par : Olivier | 05/01/2008
Hop ! Je ne connaissais pas cette toile-là. Mais j'ai quand même tenté, et une amie aussi, dont vous trouverez l'histoire ici : http://incitatus.canalblog.com
Écrit par : oreo | 06/01/2008
Oreo, merci pour votre initiative et votre exécution rapide. J'avais déjà jeté un oeil en catimini sur votre note... mais il était alors tard et mes horaires de sommeil, quoique toujours un peu tardifs, ne le sont plus autant qu'en khâgne (bande de veinardes).
J'aime bien votre point de vue, oblique, qui prend la situation à rebours - c'était tentant face à la relative évidence de la scène et c'est en quoi vous donnez la mesure de votre esprit de contradiction... Je remarque aussi que, même en adoptant le point de vue de la serveuse, on peut difficilement ne pas être happé par la scène que forme le couple.
Je ne connaissais pas plus que vous "New York Restaurant" avant l'expo. J'ai voulu proposer une toile moins connue que d'autres. Et puis, j'avoue avoir été bouleversé par la façon dont ce tableau représente spontanément pour moi une situation forte d'incommunication - dont la version que propose Incinatus fournit une version extrême.
Bien, il ne me reste plus qu'à trouver un autre point de vue sur la chose...
Écrit par : Olivier | 07/01/2008
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