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05/11/2010

Les choses qu'ils portaient

Je publie aujourdhui dans le cadre des "Vases communiquants" ce  texte de Marianne Jaeglé.


Ils portaient des sautoirs faits de perles multicolores, des pinces en plastiques de diverses formes et de toutes les couleurs destinées à maintenir en arrière les cheveux mouillés ; des élastiques, des serre-tête, des barrettes et des chouchous pour que, malgré le vent marin, chacune ait l’espoir de rester bien coiffée ; des lunettes de contrefaçon, aux sigles des plus grands créateurs italiens ; des serviettes de bain, des paréos, des jupettes à nouer autour de la taille dans l’objectif de cacher un fessier disgracieux, ou de faire valoir une chute de reins enivrante ; des maillot de bains, des robes de plage ; des tongs, des sabots en plastique de toutes les pointures, des mules à talons compensés en liège. 

Ils vendaient des cerfs-volants, des raquettes de bois ou de plastique, des kits de jouets comprenant un seau, une pelle, un râteau, quelques moules en forme de poisson ; des pistolets crachant des bulles de savon ; des paquets de mouchoirs en papiers ; des chaussettes pour hommes, femmes ou enfants ; des sacs à mains, des pochettes et des portefeuilles ; des imitations de stylos Mont-Blanc, de fausses Rolex, dont le mécanisme s’arrêtait rapidement et qu’il était non seulement impossible, mais aussi risqué de donner à réparer ; des morceaux de noix de coco qu’ils transportaient dans un seau en plastique en chantonnant : « Coco bello, coco ! » 

medium_velo-plage-mer-vendeur-varadero-924822.2.jpgIls voyaient des hommes seuls et des jeunes gens ; des familles réunissant plusieurs générations ; des femmes âgées arborant des chairs flétries, qu’elles enduisaient consciencieusement de crème solaire ; des enfants qui creusaient le sable avec ardeur ; des obèses aux seins nus ; des adultes mangeant des gelati ou des pannini  ; des adolescents allongés sur des lits loués pour la journée ; des couples flanqués de leur enfant unique solitaire, qui refusait de jouer avec d’autres bambins inconnus ; des hommes jeunes et beaux, venus à plusieurs pour draguer ; des filles jeunes et belles, venues en bande se rassurer sur leur pouvoir de séduction ; des grands-parents tout habillés sur la plage ; des plagistes bronzés, musclés et moroses ; des maîtres-nageurs surveillant la baignade. 

Ils venaient d’Inde ou du Pakistan ; de Sénégal ou de Côte d’Ivoire ; d’Afghanistan, d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie ; de Chine ou du Tibet. Ils étaient jeunes pour la plupart. Il y avait parmi eux quelques femmes. 

Les Chinoises proposaient des massages ou des tatouages à l’encre ; elles confectionnaient pour les enfants de petits bracelets tressés à même leur poignet ou leur cheville, qui tintinnabulaient agréablement. 

Ils arboraient des bobs, des casquettes, des chapeaux de paille ; certains portaient sur la tête un ridicule petit parasol de plastique qui se fixait sur le crâne et n’abritait que lui. Ils étaient eux-mêmes la publicité de leur marchandise. Certains, des Africains, pour la plupart, allaient nu-tête, tout le jour, sous le soleil écrasant. 

Ils transportaient leur stock dans des sacs poubelle, qu’ils rejetaient sur leur dos ; sur des tringles à rideaux, qu’ils portaient en équilibre sur chaque épaule ; sur des présentoirs de bois. Ceux qui vendaient des serviettes de plage en avaient une vingtaine entassées sur leur dos. 

Quand un estivant leur faisait signe, ils se laissaient tomber à genoux dans le sable devant lui, et lui montraient alors le produit qui avait retenu sont attention. Puis, que la transaction ait été conclue ou non, ils rassemblaient leurs effets, remettait le tout en ordre sur leur dos, se relevaient avec effort, et reprenaient leur marche dans le sable, alourdie par leur chargement. 

Inlassablement, chaque jour pendant les quatre mois d’été, dès dix heures du matin, et jusqu’à dix-huit heures, ils proposaient leur marchandise ou leurs services aux estivants, qui achetaient parfois quelque chose, non sans en avoir âprement négocié le prix au préalable, car la vie est dure, de ce côté-ci aussi de la planète. 

Texte inspiré par Les choses qu'ils portaient, de Tim O Brien, dans son roman A propos de courage.

02/11/2010

A propos de la France de Depardon (2) Malaise dans la civilisation

 

"Avec le temps, j'ai appris à ne plus avoir d'hésitations : je vois une photographie à faire, à partir de là je vais vite et plus rien d'autre n'existe (...) C'est frontal, sans échappatoire, une seule photographie possible" souligne Depardon, en revendiquant un "aspect contemplatif parfois un peu primaire". Il y a une beauté du métier qui parle dans laquelle le "quoi" rejoint le "comment", la technique sert l'inspiration d'un même mouvement juste et précis. C'est le "flow", le bonheur dans la réalisation identifié par les psychologues chez ceux qui excellent dans leur métier, qu'ils soient chirurgiens, cuisiniers, ébénistes ou photographes. L'évidence que c'est le bon angle, le bon geste, le bon enchaînement - que c'est ce qu'il faut faire.

Pourtant, un grand nombre de photos laissent perplexe : si la vue de l'Epi à Dieppe est sauvée par la lumière comme celle du Nepture à Douarnenez par l'obscurité montante de la tempête au loin, que faut-il penser du Jules Verne au Tréport, du pavillon d'angle de Canaret-sur-Mer, de la droguerie de Bédarieux ? Rien. Ils existent dans la banalité d'un être-là défiguré auquel nous nous sommes accoutumés et qui suscite, du coup, moins notre indignation que notre surprise.

En réalité, on sent presque une révolte, non pas domestiquée mais rentrée, dans cette longue série de clichés ordinaires. "J'étais en colère contre les grands travaux d'aménagement qui avaient démantelé la ferme de mon père" rappelle Depardon en introduction à son travail, qui conclut pourtant : "Je suis heureux de m'être confronté à la France d'aujourd'hui". Or, c'est peut-être là la clé de son travail, cette tension entre la contestation et l'harmonie qui fait, avec les grands photographes américains que sont Paul Strand, Walker Evans ou encore Robert Frank, "une fraternité de vision liée au même souci de respecter les êtres et de témoigner sans apitoiement", souligne le président de la BNF, qui évoque encore à son propos "une pure présence des choses". Une forme de sagesse, si l'on veut - où est-ce le nom acceptable qu'il faut donner à la résignation ?

"Bonheur de la lumière" ? Oui, mais dans la mesure où ces vues sont pour la plupart aux antipodes du pittoresque, nous nous retrouvons alors face à une France qui est aussi, d'un point de vue classique, une France de la défiguration. De l'humain en boîte. Je connais bien l'argument des architectes modernes et des urbanistes engagés, et je ne néglige pas cette sorte de tautologie de l'habitat qui fait, comme disait une amie sociologue, que "les gens d'ici sont d'ici".

Mais qui s'extasierait, en s'imaginant y habiter, sur un pavillon de campagne en préfabriqué, une jolie cabane en ruines ou une barre d'immeuble à l'abandon ? Ce n'est pas une question d'argent ou de confort : il y a, dans certains coins, une vulgarité architecturale de la réussite qui le dispute, dans d'autres, à la transparence des êtres humains. La France que nous donne à voir Depardon est aussi une France de la relégation, une France de la lisière, une France des espaces intermédiaires, une France de l'entre-deux entre les mégapoles et les terroirs. En ce sens, comme ce fut le cas dans les années cinquante et soixante avec le retour des explorateurs des antipodes à la maison, "La France de Raymond Depardon" relève moins de l'esthétique que de l'ethnographie.

Au début des années 2000, j'ai noué pour le compte d'une société minière dans le Pacifique Sud un partenariat avec le photographe américain, David Becker, pour un projet qui s'intitulait : "La Nouvelle-Calédonie telle que je l'ai connue il y a cent ans". Ce dont j'ai fini par prendre conscience après l'exposition au terme d'une longue série d'expatriations aux quatre coins du monde, sans passéisme mais aussi sans enjolivation, à travers un point de vue qui, de Braudel remonterait à Duteurtre sans se laisser dissoudre dans Houellebecq, c'est que j'aime profondément un pays qui, tel qu'il s'est fixé dans les images heureuses et diverses de l'enfance, entre les grandes hêtraies cauchoises où je vibrais aux récits de Maupassant et les ruelles du Vieux Rouen où je faisais mes humanités, des vacances qui nous menaient des contreforts pyrénéens aux vallées alsaciennes et du Massif central aux côtes bretonnes, est un pays qui n'existe plus.

En réalité, je crois qu'il existe moins comme image que comme projet. En ce sens, l'absence délibérée des gens dans les clichés intersticiels de Depardon, c'est l'espace de l'interpellation de la politique sur ce que deviennent des territoires millénaires et les gens d'ici sous les pressions d'un monde qui, simultanément, craque et bascule. Le "Tout doit disparaître" de la devanture des "Textiles d'Albret" à Nérac (Lot-et-Garonne), plus encore qu'un fil conducteur, est une signature. Derrière la disposition testamentaire, une oeuvre engagée qui signe la disparition simultanée des paysages et des gens.

Du même coup, ce que l'on peut aussi comprendre partant de cette diversité et de cette "définition non figée de l'identité française", c'est que si la France meurt, c'est une partie du monde occidental tel qu'il s'est modelé au long du dernier millénaire qui sombre avec elle, en ne laissant plus apparaître que quelques buttes-témoins - ces vues magiques un peu irréelles qui font irruption ça et là au cours de cette étrange promenade. En ce sens, il y aurait un relief propre de notre pays, une vocation universelle en effet à montrer combien le mot d'ordre de préservation de la biodiversité doit d'abord s'entendre comme une entreprise de sauvegarde de l'espèce humaine.

 

 

01/11/2010

A propos de La France de Raymond Depardon (1) La carte est le territoire

 

Comment comprendre cette juxtaposition serrée "d'aires indéfinies et d'angles morts" saisis "dans les interstices d'une France peu photographiée" (B. Racine) ? Entre les jeux d'enfants, les derniers visiteurs et des souvenirs d'enfance, on passe et repasse l'exposition, un détour par l'antichambre pédagogique, un retour en arrière. Rien n'y fait. C'est comme si l'essentiel de cette affaire continuait de nous échapper. On en sort intrigué, saisis sans saisir. Ce n'est peut-être pas une mauvaise approche : on peut voir "La France de Raymond Depardon" comme le point de départ d'une énigme qu'il nous faudrait résoudre en revenant en pensée, catalogue en main, sur la scène de la représentation. Après tout, la disponibilité à s'étonner de ce qui devrait nous paraître ordinaire, c'est la crétinerie assommante des touristes et le privilège ambigu des exilés.

"Une démarche folle et personnelle" dit Depardon à propos de "sa" France. Il faudrait plutôt dire une obsession. A Calais, les représentations jadis conquérantes de l'Industrie et du Travail agonisent dans une mélange de rouille et d'abandon. A Maubeuge, les couleurs vives de la rénovation rehaussent avec peine des HLM où la vie sociale et politique semble se résumer à un affichage de campagne électorale en déshérence sur le mur d'une cabine électrique. A Carnon-Plage, dans l'Héraut, un pavillon du bord de mer paraît à l'abandon lui aussi. Un peu partout, on passe de l'indicible au silence : des monuments aux morts ne parlent plus qu'aux morts qui avaient échappé au désastre pour mieux sombrer dans l'oubli.

Parfois, un brin de féérie vient rompre la litanie des images ordinaires. Le cliché d'ouverture de Berck-Plage, avec ses cerf-volants futuristes et ses petits cabanons bariolés, pourrait presque faire une toile de Miro. Ça et là, on trouve aussi des paysages qu'on pourrait prendre par inadvertance pour des cartes postales, tels cette plage du Portel, ce champ du Pas-de-Calais, ce flanc de colline à Saint-Vincent-de-Reins (Rhône) ou encore cette percée lumineuse à Uvernets-Fours au coeur des Alpes-de-Haute-Provence. Dans le Sud, pour les pierres, pour la chaleur que l'on devine sous la douceur de la lumière, pour la quiétude désuète d'un édifice baroque, on dirait qu'un peu de la grandeur passée résiste encore un peu à la désolation.

Mais ces vues-là, tout en profondeur, sont bien vite submergées par les barres rectangulaires et les pavillons étriqués. C'est la dynamique propre du travail de Depardon qui, plus qu'un parti pris, est une mise en tension. Ou une mise en contraste comme avec ce calvaire désormais cerné par une zone commerciale. Inversion du procéde métonymique, l'étalement verdoyant du paysage de Widehem sous un beau ciel bleu pâle se voit pour ainsi aspiré par les éoliennes qui auraient supplanté les grands arbres.

De même, la figure du café-tabac - à Calais, à Douai, à Nevers, à Surgères, à Montréal-la-Cluse -, véritable totem de la France moderne, voit son importance mécaniquement diminuée par la profusion des signes que le regard de Depardon rend dans toute sa tragique accumulation. C'est la province gagnée par le Midwest, le champ tellurique d'un "malaise dans la civilisation" aurait dit Freud, qui soulignait d'ailleurs l'importance fondamentale de l'esthétique dans toute vie sociale harmonieuse. Que ces lieux aient été choisis dans toutes les régions comme indices du désastre, c'est évidemment tout sauf un hasard : il faut s'être un peu éloigné de son pays pour sentir combien le vivre ensemble, chez nous, s'exprime avec force dans la mixité chaleureuse et inspirée des cafés.

Ce qu'il reste pourtant de la devanture du Café des arts à Lodève, c'est un immense point d'interrogation peint en rouge à l'angle d'une ruelle obscure vis-à-vis de laquelle un "libre service", aux lettres centrales masquées, pourrait presque se lire comme une "liberté du vice" qui s'entendrait moins comme un appel à la licence (si incongru, un peu plus loin, sur la vitrine de la mercerie du coin) que comme le signalement d'un monde qui déraille. L'enseigne surchargée d'affiches aussi colorées que conquérantes de la cellule du parti communiste, au Vigan (Gard), c'est le signe que la disparition s'accommode généralement d'un dernier sursaut aussi bruyant qu'inutile.

A propos de son travail, Depardon évoque "une perception intuitive, irréductible à une définition figée de l'identité française". Eh bien, c'est la fête au village. A qui en douterait, il suffirait de découvrir, un peu plus loin encore, l'entrée du "Resto", sorte d'hacienda mexicaine perdue au beau milieu de nulle part, ou de passer devant la terrasse du "Maracana", à Bédarieux. Ce n'est plus seulement le Midwest ici, c'est le Mexique en prime en un mariage décidément improbable, dans lequel le consumer pour soi l'aurait définitivement emporté sur le vivre ensemble. "J'achète ici, mon village vivra" dit fièrement cette toile de travers à l'entrée de Thiviers (Dordogne) derrière laquelle on voit bien que personne ne vit plus vraiment. A L'Isle-Jourdain, dans la Vienne, on voit encore une caravane abandonnée, entre un poteau électrique de guingois et des affiches de cirque. On suppose, depuis lors, que le ménage a été fait dans cet insupportable désordre à l'origine de la catastrophe ambiante, comme si le silence de la photographie n'était plus que l'envers assourdissant de la lâcheté contemporaine.

Et, quand un lien semble reprendre vie - à une terrasse, au pied d'une devanture -, quand un paysage entre dix - une départementale perdue qui zigzague harmonieusement entre des plaines fertiles du Doubs, l'écluse sublime des Forges de Syam, une conversation paisible sur les bords d'un lac à Talloires - semble redonner du sens et un peu d'espérance à l'ensemble, tout finit par se noyer dans la masse informe de paysages saccagés par le charme tapageur de la modernité. On sentirait presque, au pied des montagnes, à Val d'Isère, Bonneval-sur-Arc, à Saint-Claude ou à Balsièges, les bourgs à deux doigts d'être ensevelis dans leur nouvelle insignifiance. Sous l'effet de l'inépuisable créativité des directions de l'Equipement, les ronds-points tournent aux manèges, les marquages au sol s'entrecroisent et, en réalité, les directions s'affolent. On finit par perdre le Nord.