25/05/2009
Smoke, sans modération (Toussaint, Coleman et le sens de la vie)
A deux ou trois soirs d'intervalle, on pouvait voir Allen Toussaint & the Bright Mississipi Band au Village Vanguard et le George Coleman Quintet au Smoke. Deux institutions new yorkaises du jazz, l'une au sud, du côté de Greenwich, l'autre nord, au-delà de la 100ème, aux confins de Columbia et de Harlem.
Dans les deux cas, un décor sobre : une cave triangulaire au Vanguard, un café tout en longueur au Smoke - deux lieux qui, en convergeant vers une scène où se focalisent les feux, laissent le reste de la salle, sobrement aménagée d'une succession de petites tables et de longues banquettes, dans une quasi obscurité.
Ce n'est pas l'atmosphère ludique des clubs de Chicago, quand Nick Russo se prend à faire swinguer la salle autour du bard du Jilly's sur l'air de My kind of town ? Les New Yorkais n'en ont cure ; ils rétorquent, avec un brin de condescendance que, ce qui compte ici, c'est la musique. Quand Christian Scott fait chuinter sa trompette sur la scène du Vanguard ou quand Harold Mabern laisse divaguer son piano au Smoke, c'est le silence, presque un recueillement, qui s'impose - du moins jusqu'à la fin des solos quand applaudissements et sifflets admiratifs jaillissent alors à l'envi.
Une affaire de prière, dans de nouveaux temples laïques ? Bien sûr, aux mimiques possédées des musiciens répond l'air le plus souvent inspiré de l'assistance, tantôt intense et figée, tantôt accompagnant, qui d'un dodelinement de la tête, qui d'un tapotement du pied, un air enlevé ou une inspiration plus magique. Le rite est bien réglé, les Alléluia scandent la célébration et les amen s'élèvent des choeurs.
Mais, précisément : si c'est une messe, c'est dans les faubourgs de la Nouvelle-Orléans, du South Side ou de Harlem qu'elle prend sa source. Si c'est une messe, c'est une messe black, festive, enjouée. Le mouvement l'emporte sur le recueillement, la profusion de la fête submerge l'ordonnancement du rite. Ici, la tiédeur n'est pas de mise.
Ecoutez Allen Toussaint prendre, avec ses contretemps et ses fausses pistes, David Pilch, son contrebassiste, à contrepied ; ou bien les minauderies amusées entre la trompette de Scott et la clarinette de Don Byron. Regardez les gueules cassées de la bande de Coleman, avec leur look sorti de nulle part - costumes trop larges et cravates flashy -, vous sortir un boeuf de derrière les fagots.
Ecoutez les guitaristes, Ribot au Vanguard ou Bernstein au Smoke, rajouter à tout ça un air de complainte. Voyez comment les crosssticks de Coleman Junior ou les sons de tôle de Jay Bellerose ryhtment la fête ou comment, à l'inverse, Pilch ou Drummond font cracher à leur contrebasse des accords rebondissants dans l'intervalle qui sépare le son du silence.
Le jazz, c'est la vie. S'il en prend parfois la tonalité dramatique, c'est pour mieux revenir à ce qui, au-delà de ce qui passe, au-delà de vous et de moi, perdure dans le parti pris d'un jeu, c'est-à-dire à la fois d'un écart, d'une représentation et d'une mélodie. Adieu salles compassées, convocations grandiloquentes, bigoteries ésotériques : au Vanguard ou au Smoke, la vie ne se prend pas au sérieux et, si elle a un sens, c'est d'abord celui de l'humour.
05:38 Publié dans La vie quotidienne à New York au temps d'Obama | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jazz, new york, vanguard, smoke, musique, art, amerique
02/05/2009
Le sexe ou l'amour ? Ontologie de l'intime sur la plage de Chesnil
"Ces questions défiaient les mots et les définitions. Le jargon et les protocoles des thérapies, l'habitude de partager ses sentiments, de les analyser mutuellement n'étaient pas encore entrés dans les moeurs. On avait beau entendre parler de gens riches qui entreprenaient une psychanalyse, on ne se considérait pas encore soi-même au quotidien comme une énigme, un récit autobiographique ou un problème à résoudre". Sur la plage de Chesnil, le dernier roman de Ian McEwan, s'apparenterait presque à une plongée dans les parades de l'amour courtois, mais dont la maladresse se serait substituée à la poésie.
C'est juste avant la libération sexuelle, au début des années 60, que se rencontrent Edward Mayhew et Florence Ponting, à l'époque où, présidant à un Empire qui rétrécissait chaque année un peu plus, Macmillan déclenchait la hire des conservateurs, à commencer par le père de Florence, un entrepreneur, pour qui le Premier ministre "n'était qu'un imbécile de brader l'Empire sans conditions, un salaud de ne pas imposer un gel des salaires aux syndicats, et un imbécile doublé d'un salaud d'aller mendier auprès des Européens une entrée dans leur sinistre club". L'Angleterre, en somme, d'avant les années rock et Thatcher.
Elle est une musicienne de talent, à la tête d'un quatuor à cordes promis à un grand avenir, lui étudie l'histoire à Oxford. S'ils surmontent aisément leur différence de conditions - elle est issue d'une famille bourgeoise, un peu froide, il vient d'une région rurale, un peu perdue -, et s'accommodent d'un léger écart de QI (" Etait-elle vraiment si vulnérable ? Un jour, il avait jeté un coup d'oeil sur son dossier scolaire et vu les résultats de ses tests de QI : cent cinquante-deux, soit dix-sept points de plus que lui "), il n'en va pas de même de leurs pulsions.
Plus encore, sans qu'Edward n'en prenne vraiment conscience, Florence éprouve à l'égard du sexe, un mélange secret de dégoût et de joie, qui les emmène tous deux dans une pantomine infernale. " Le jour d'octobre où il entrevit pour la première fois ses seins nus précéda de plusieurs semaines le moment où il put les toucher - le 19 décembre. Il les embrassa en février, mais pas les pointes, que ses lèvres n'effleurèrent qu'une seule fois, en mai. Elle-même ne s'autorisait à explorer son corps à lui qu'avec une prudence plus grande encore. Une initiative improvisée, une suggestion osée pouvaient ruiner des mois d'efforts "...
Du coup, à la veille de leur nuit de noce, ils sont encore tous les deux vierges. Edward attend ce moment avec un peu d'appréhension et beaucoup d'un désir longtemps refoulé du fait de la distance imposée par Florence. Elle s'attend au pire, elle qui a tout mis en oeuvre pour l'éviter jusque là.
Parce qu'il ne peut réprimer davantage son désir pour elle et parce que, acculée, elle ne peut plus masquer son dégoût hystérique pour la sexualité, la nuit de noces est un fiasco magistral et violent qui conduit les protagonistes de l'intimité de la chambre d'hôtel à la fuite sur la plage. La plage de Chesnil devient alors le lieu d'un contrat improbable où vient soudain à Florence l'illumination sublime et désespérée que le sexe pourrait le céder à l'amour. Inacceptable pour Edward, qui se sent trahi et ne peut, avec l'époque, penser cette dichotomie révolutionnaire. "On n'est pas deux vieux pédés qui partagent en secret le même appartement sur Beaumont Street. On est mari et femme !".
Ils rompent dans la foulée, vite, sans éclat supplémentaire, ce contrat embryonnaire qui n'a pas été consommé et qui ne peut intégrer les nouveaux termes qu'en propose la jeune femme. Edward peut alors s'adonner, dans les années qui viennent, aux joies d'une sexualité sans entraves ; elle est, de son côté, bientôt reconnue comme l'une des plus brillantes musiciennes de sa génération. S'ils se sont manqués, ils portent pourtant encore, bien des années plus tard, le poids de cet amour gâché et perdu.
Sans la vendeuse de la librairie Filigranes sur l'Avenue des Arts à Bruxelles, je n'aurais probablement pas acheté ce roman - de McEwan, je n'avais que distraitement feuilleté Samedi et voilà tout. D'autant que presque toutes ses recommendantions se terminaient par un : " Oh, c'est sûr, celui-là est un livre plutôt "féminin", qui me laissait songeur.
A moins qu'il ne s'agisse d'une sorte de récit en creux des Particules élémentaires - qui serait, celui-là, aussi masculin que l'autre serait féminin - vieille histoire : le sentiment contre le sexe, l'intériorité contre la conquête, la poésie contre la pulsion - et peut-être, tant qu'à faire, aussi français que l'autre serait anglais.
Passons. Au vrai, le livre de McEwan porte en lui la violence intime qui, au-delà de ce tableau, fait la trame tout à la fois du sens, de la littérature et de l'époque. Livre d'une autre génération ? Voire, car c'est aussi une sorte de Cris et chuchotements révélé dans les interstices d'une époque trop bruyante, dans laquelle le médiatique aurait ruiné l'intime. Sur La plage de Chesnil est finalement moins la critique de moeurs d'une autre époque que le procès de ce qui, dans la nôtre, est inaudible. L'échec du récit conjugual masque le succès de l'entreprise littéraire. Tentative ténue de restaurer la fragilité de la parole sur la primauté du bruit, le roman de McEwan esquisse ainsi une écologie masquée ou, plus encore, une ontologie de l'intime qui ne nous laisserait guère le choix qu'entre la conscience ou la violence.
01:38 Publié dans Qu'est-ce que la littérature ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, ian mcewan, sur la plage de chesnil, amour, violence