14/03/2007
Qui veut lire un roman ? (A propos de La théorie des nuages de Stéphane Audéguy)
"A crowd is a visible aggregate of minute particles of water or ice, or both, in the free air" énonce l'International Cloud Atlas. " Pas de bonheur sans nuages" lui répond en écho Roger-Pol Droit dans une chronique littéraire consacrée au Guide du chasseur de nuages de Gavin Pretor Pinney, soulignant le caractère injustement dénigré de ces "formes floues, aux frontières à la fois sinueuses et imprécises", de ces "agencements suspects" qui vont tellement au rebours de nos évidences philosophiques les mieux ancrées, de "la valorisation, dans notre histoire culturelle, de l'immuable, du permanent, de l'éternellement fixe, de l'identique à soi".
Si, comme le note Roger-Pol Droit, la littérature sur les nuages est des plus minces, elle n'en recèle pas moins un petit joyau. Est-le temps extraordinairement changeant de l'Ohio capable, chaque jour, de basculer d'une saison l'autre, d'un hiver rigoureux à la plus rayonnante des journées d'été ? Dans les cieux de Columbus, les grands nuages venus du Nord font la loi. Ils m'incitent à réouvrir le beau livre de Stéphane Audéguy.
"La théorie des nuages" conte l'histoire d'Akira Kumo, un grand couturier japonais, qui collectionne les livres consacrés aux nuages. Pour classer sa bibliothèque, Akira engage une jeune documentaliste, Virginie Latour. De Luke Howard à Richard Abercrombie, se succèdent alors les récits des grands explorateurs méconnus, autour d'une singulière connivence. Et tente de s'élucider le mystère d'Akira pour les nuages, travail d'élucidation dont lui-même sent bien qu'il ne sortira pas indemme, "que la réponse à cette question-là l'attend, tapie comme une bête inconnue dans la jungle opaque de sa mémoire ".
Pour cela, il en faudra passer par le croisement intimement mêlé de l'épopée des premiers météorologues et des plus lointains souvenirs de soi - ceux que l'on a enfui parce qu'ils n'auraient pas permis, sinon, de continuer à vivre -, balancer entre l'épopée des temps anciens et les contingences de l'époque. Assister à la création des premières stations météorologiques sous Napoléon III par Augustin Verrier, - par laquelle "s'achève le temps des hommes et commence celui des réseaux"-, ou aux rivalités de congrès des grands chercheurs suédois de l'époque, au prix parfois des plus cyniques faits d'armes. Suivre à la trace les conséquences diaboliques de l'explosion du Krakatoa l'été 1883, "la plus puissante bombe naturelle que le monde ait jamais connue depuis plusieurs milliers d'années", qui fera grêler à Paris en plein mois d'août - et dont le récit fait étonnamment écho à la peur contemporaine du dérèglement du climat.
Suivre encore la trajectoire de ce petit point brillant qui descend lentement vers Hiroshima, le matin du 5 août, dans le silence d'un ciel sans nuages, au-dessus d'habitants qui se réjouissaient pourtant d'avoir été épargnés tout au long des mois précédents par les bombardements américains ? Mais pourquoi Akiro a-t-il survécu alors qu'il se trouvait à cet instant précis en zone 2, celle de la mort à court terme après le déclenchement d'une multiplicité de cancers simultanés?
Participer surtout à la recherche du fameux "Protocole Abercrombie" - et aux aventures de Richard Abercrombie lui-même, d'un voyage autour du monde entrepris dans l'idée de décrire le ciel. Lorsqu'il démarre son périple, Abercrombie est un homme de science. Il en reparaît, au retour, profondément changé, ayant "entrevu, derrière la pittoresque diversité des cultures, autre chose de plus profond, quelque chose d'humain encore, le noyau minuscule et indestructible de l'humanité".
C'est qu'au lieu d'explorer les nuages, des forêts indonésiennes aux rivages d'Hokkaido, Abercrombie commence à s'intéresser de près au genre humain - de très près. Ou, plus exactement, il établit dans cet incessant balancement entre le monde des nuages et celui des hommes, le "principe d'isomorphie" selon lequel tout, dans l'univers, revient au même ; le monde ne lui apparaît bientôt que comme la résultante de formes toujours identiques - un secret qui lui est livré, dans un rouleau d'estampes, par la divinité chinoise qui préside aux jeux du ciel et de l'eau, un secret qui commande d'épouser les formes du monde.
Dans son périple, Abercrombie pressent pourtant l'invention d'un nouveau Moyen-Age, "un temps d'invasions barbares, de mélange des races et des cultures, d'inventions extraordinaires, dans une évolution inéluctable qui ouvre également la possibilité de maladies affreusement meurtrières, comme le Moyen-Age lui-même connut la peste venue de si loin par les rats des navires". Un temps - on est alors à la fin du XIXe siècle -, qui verra les Etats-Unis d'Amérique, "le pays le plus profondément disharmonique qui soit" devenir les nouveaux maîtres du monde, que c'est cela, "cette civilisation rigide, formidablement efficace et spirituellement démente, militaire et marchande" qui va triompher.
C'est en lisant une critique sur son dernier roman, Fils unique, consacré au frère de Rousseau, que j'ai vu mentionné pour la première fois La théorie des nuages. C'est que la critique littéraire a ses raisons, dont la raison du lecteur se joue. On devrait toujours se fier aux titres, y compris lorsqu'ils sont tapageurs, pour mieux alors s'en détourner. Celui-là avait une résonnance particulière, une musique bien à lui, il laissait entrevoir à lui seul un espace d'exploration propre - et il en va ainsi du roman.
Il y a, de fait, bien plus dans La théorie des nuages qu'une invitation à la contemplation, ou une réhabilitation de la rêverie qu'appelait de ses voeux Roger-Pol Droit - et l'essentiel, dans ce livre, n'est naturellement pas dans ces fulgurances contre la mécanique des temps modernes. Il y a dans ces pages, diraient les phénoménologues, une étonnante présence au monde, un regard à la fois poétique et tranchant, immanent et éthéré, porté sur le monde et sur l'alchimie à la fois dérisoire et mystérieuse de nos trajectoires - et ce qu'elles comptent de ruptures insondables, qui fonde, précisément, l'espace de la littérature.
Freud soulignait un potentiel d'exploration dans la littérature et la poésie qu'il estimait supérieur aux investigations de la science. A travers notamment la métamorphose d'Abercrombie, Audéguy réunit les deux dimensions - et réussit, pour le coup, une épopée contemporaine qui nous parle du monde en épousant l'intimité de destins singuliers. Un vrai roman, en somme.
22:59 Publié dans Qu'est-ce que la littérature ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, critique littéraire, météo, Etats-Unis, science, poésie, Audéguy
12/03/2007
Hâte-toi de transmettre... (ceci n'est pas une note sur la fiscalité des successions)
Toute nouveauté, dit Canetti, a besoin d'impatience pour naître.
Bien sûr, beaucoup de de projets nécessitent du temps. Le temps de se former, le temps (souvent impatient lui aussi, et mal assuré), de faire ses premiers pas dans la vie adulte, le temps de s'installer, le temps de bâtir. Bientôt même, et de plus en plus tôt, le temps de préparer de plus vieux jours sur un modèle qui sera d'ailleurs de moins en moins celui de la retraite (le droit de recevoir, en retrait du monde) que de la séniorité (la disponibilité à donner, active dans la société).
Mais, même si, d'agendas en factures, de rites en échéances, de plannings en saisons, nous finissons par dissoudre, dans les travaux et les jours, la conscience du plus fondamental de nos biens, oubliant que nous sommes toujours plus libres que nous ne le pensons, le temps nous est compté. Il y a peut-être des limites à l'aventure ; mais il y a moins d'obstacles à l'exercice de notre liberté que nous ne le pensons d'ordinaire.
A la vérité, notre capacité à réduire, d'années en années, le champ des possibles, constitue sans doute le plus vertigineux de nos renoncements.
Je crois au surgissement d'idées et de projets entraînants, de ceux qui, nous ayant souterrainement accompagné pendant de longues années, s'infléchissant, se métaphorphosant à l'occasion d'expériences inédites, de succès mais aussi d'échecs et de deuils, de nouvelles lectures, d'autres rencontres, finissent par s'imposer comme une nécessité de faire, d'entreprendre, de tenter - d'y aller.
La nouveauté pour soi n'est-elle pas, bien souvent, que l'identification attentive de ce que nous portons en nous de longue date ?
Nous sommes tout pleins de nos rêves (encore que ce soit aujourd'hui davantage de nos fantasmes) de ce qui nous a fait vibrer, vivre avec intensité - et dont voulons croire qu'il finira bien un jour par advenir. Nous faisons pour cela montre d'abord d'un honorable souci de nous organiser, puis nous nous en remettons au cours des choses avant, pour finir, de renoncer, un mince sourire aux lèvres.
Les années passent, et nous perdons cette relation vivante à la réalisation de soi, pourtant essentielle au sentiment que nous aurons d'avoir, ou non, accompli notre vie.
"Hâte-toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance, car effectivement, tu es en retard sur la vie" dit René Char.
Il n'est pas trop tard.
05:15 Publié dans Variations | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : réalisation de soi, retraite, formation, liberté, temps