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24/02/2008

Mourir en un clin d'oeil (The Diving Bell and the Butterfly)

"La vie, rappelle le metteur en scène Julien Schnabel, ne peut se résumer à la souffrance, au désordre sexuel et au néant. Il doit bien y avoir autre chose". Quelque part, un pur esprit ? Si l'on veut. Ce n'est sans doute pas comme ça qu'on imaginerait faire un jour l'expérience du spirituel au milieu du genre humain. Mais tout arrive, et il faut toujours se préparer au pire, nous sussurent en choeur les analystes et les pleureuses.

Nous y voilà. La vie de Jean-Dominique Bauby (Mathieu Amalric), patron de la rédaction de Elle, entre une femme jadis aimée, et une maîtresse émouvante, deux beaux enfants et un vieux père soutenu de bon coeur, un appartement-ci, une maison-là et ce magnifique coupé pour faire le lien. Rien ne peut arriver dans une voiture pareille. Sinon, par un bel après-midi de vagabondage avec son fils, un accident vasculaire brutal qui se traduit par un coma profond, puis par ce qu'il est convenu d'appeler un "locked-in-syndrome".

Rien ne veut plus répondre. La machine, cassée, ne conserve plus qu'une petite lueur de l'intérieur, un peu comme ces petits Christ à la lueur frêle que l'on aperçoit encore parfois dans les recoins des églises de campagne. Bauby devient en quelque sorte prisonnier de l'intérieur, ne pouvant plus communiquer que d'un clignement de paupière. Chaque jour, on se penche sur son cas : médecins, spécialistes de toutes sortes, les techniciens et les croyants, puis les amis, la famille...

Dans le rôle de l'ex-femme, douce, présente, reliant par l'évidence persistante de son amour le passé au présent, Emmanuelle Seigner est magnifique, comme une vérite que, jeune homme, on aurait manqué dans un sorte d'inconséquente sarabande des plaisirs. De même, Olatz Lopez Garmendia en gardienne du temple, ou Anne Consigny, incarnation tout à la fois de la patience et de la passion aux côtés de celui qui, par la vertu du malheur, devient écrivain sous ses yeux.

Car la ronde des visages connus et apprivoisés le cède peu à peu à l'exigence de témoigner. De ce qu'il y avait là, à notre portée, que nous n'avons pourtant pas vu. C'est le chemin que prennent à la fois le livre, le film et l'action : un tel film conduit forcément, ne serait-ce que par la réduction mécanique du regard, à une descente en soi. Puissance de la pensée quand le corps est immobile. Ce n'est pas d'une comptabilité des joies et des peines, toujours un peu ridicules - la vie est un bloc - dont il s'agit, mais d'une navigation, parfois drôle, entre la mémoire et l'imagination, rendue plus intense encore dans ce no man's land entre la vie et la mort. Au fond, ce n'est pas que le film relate un terrible malheur. C'est que la vie est un miracle permanent.

13/12/2007

Washington DC (1) Le jugement de Salomon (et la réponse de Kennedy)

Il a attaqué tôt, dans le taxi, lundi matin, alors que nous filions vers l'aéroport de Columbus à travers une ville quasi déserte à cette heure de la nuit, en trombe, à cause de son retard. Salomon Awoke, originaire d'Ethiopie, était un grand voyageur avant, du moins, qu'il ne se décide à fonder une famille en Amérique.

Salomon était ravi de tomber sur un Français (même sur moi, à l'aube). Il a lui-même vécu plusieurs années en Europe et en France, pays qu'il a dû quitter après s'être vu refuser sa carte de séjour. Pour lui, c'est clair : en Amérique, il y a beaucoup d'arrogance. Et puis, il n'y a pas vraiment de culture. De cette ignorance du monde, Salomon, en provocateur affable, guidé par une sagesse malgré tout bienveillante, ne cesse de débattre avec ses passagers, de préférence américains. Pour une fois qu'au plan international, l'arrogance ne serait pas de notre côté...

Arrogance ? En faisant un crochet par Atlanta avant de prendre la direction de Washington DC, je confirme à un vieux businesman qui m'interroge que je suis français en effet. "Nobody's perfect" ajoutai-je. Je n'aurais pas dû : le type a crû à une autocritique spontanée et sincère. Et a enchaîné en tentant de m'expliquer que l'on ne pouvait être tenu pour responsable de l'endroit où l'on était né... J'ai volontiers laissé une passagère venue s'intercaler entre nous prendre le relais de ce dialogue de sourds.

Pas de culture, ici ? Le Kennedy Center for the Performing Arts est un vaste bâtiment épuré ; on dirait un peu le Trocadero, en plus longiligne et en plus imposant. Au frontispice du bâtiment, côté fleuve, les mots de JKF ne manquent pourtant pas de grandeur : "I look forward for an America which commands respect not only for its strength but for its civilization as well".

Fidèle à sa mission de rendre la culture accessible à tous, le Centre propose de fait, tous les soirs, des spectacles variés dans le hall du Grand Foyer. Sous les lustres majestueux de la grande salle qui domine le Potomac, c'est Eric Hutchinson qui donnait l'autre soir, avec une poignée de musiciens, un concert de pop enlevé, une sorte de navigation ludique, rafraîchissante et libre, ne s'interdisant ni une incursion dans la country, ni des variations jazzy et faisant même parfois un détour par un rock très convenable.

Sur le chemin du retour à l'hôtel, qui se trouve juste à côté de la Maison Blanche, je tombe sur le siège de l'AFL, la célèbre Federation of Labor Association. Des Birmans en exil y donnaient une conférence sur la violation des droits politiques et sociaux au Myanmar devant un public clairsemé.

Aux murs du siège, on peut notamment découvrir The Great Strike de Ralph Fasanella, représentation naïve et engagée de la grève de l'industrie textile dans le Massassuchets en 1912. Un patchwork de nationalités : Italiens, Irlandais, Polonais, Juifs... finirent par obtenir une révision à la hausse de leurs droits sociaux, sans parvenir à éviter de violentes représailles policières. Un petit air de Martin Eden.

Qui s'efface complètement pour le coup en passant aux toiles de Pearce, qui ne peut s'empêcher, lui, dans ses représentations de la condition sociale afro-américaine, d'intégrer une touche de gaieté qui finit par déborder le tableau et prendre l'ascendant sur la peinture du malheur. Cela vaut mieux que cet art social américain d'origine, celui de l'époque de Gompers, si grandiloquent et métallique qu'on le dirait tout droit sorti du fascisme italien.

"This country cannot afford to be materially rich and spiritually poor" poursuivait Kennedy. C'est sans doute un fil de l'histoire à reprendre : car si l'art sait se mettre ici au service des grandes causes sociales, le social gagnerait de son côté à revenir aux règles de l'art dans une nation qui - cela est aussi reconnu par les conservateurs éclairés - voit une inquiétude diffuse liée à une certaine insécurité sociale monter de toutes parts.

30/08/2007

America could do better (un dîner avec Carlo)

Il fait à nouveau doux sur Columbus. Les gens d'ici disent qu'avec la fin du mois d'août, c'est une autre belle saison qui commence, probablement jusqu'à la fin octobre. Du coup, les dîners prennent plus volontiers le chemin des jardins comme l'autre soir, à l'angle de Jaeger et Sycamore. J'en profite pour discuter à bâtons rompus avec Carlo, un quinquagénaire italien, entrepreneur de son métier, installé dans la région de longue date. Un type intelligent, Carlo - vif, de l'allure, un rire qui fuse volontiers, masquant alors une pointe de tristesse, à la fois critique et sage.

Carlo est arrivé ici jeune adolescent, de la région de Rome, plutôt côté Abruzzes, en 1969, avec une famille à la recherche d'un travail qui manquait singulièrement dans le sud de la Péninsule. L'Amérique, c'était le pays de tous les possibles. A l'époque, la FIAT déployait un ambitieux investissement dans le Midwest, dans la grande région industrielle fermée au nord par Chicago, Detroit et Cleveland. Deux usines devaient démarrer à Columbus. L'aventure, comme pour beaucoup de constructeurs européens, tourna pourtant court rapidement : les usines fermèrent un an plus tard.

Mais le pays continuait de se développer à pas de géant. Il fallait construire et c'est là que se concentrèrent les efforts de la communauté italienne, principalement localisée, dans la région de Columbus, sur Westerville, plus au nord. Aujourd'hui encore, fût-ce aux antipodes de participations italiennes dans les hôtels de Vegas, le bâtiment reste une des plateformes les plus solides de la mafia italo-américaine, du moins dans ses plus grandes familles, et sa face la plus sombre (on repense, à cette évocation, aux relations complices entre la famille Corleone et le sénateur Geary dans la trilogie de Coppola).

L'entrée en matière a été rude : il fallut changer de travail rapidement. L'intégration était aussi filtrée par la communauté d'appartenance ; pour jouer au calcio, impossible de rejoindre les équipes locales, principalement constituées de Yougoslaves et de Grecs. Il fallait pousser jusqu'à Dayton, à soixante-dix miles vers l'ouest. Petit à petit pourtant, on pose des jalons, on se fait sa place, on avance. Les liens avec le pays d'origine se distendent : le dernier voyage de Carlo en Italie remonte au milieu des années 80 - une éternité, qui lui ferait presque perdre le sens de sa langue maternelle devenue ici, au sein de la communauté italienne, un charabia d'anglais et de campanien.

Est-ce méfiance, confort, inertie - ou protection, dans une région qui, aux marges de la rust belt, a souffert elle aussi de la concurrence des pays émergents ? Le pays est ouvert à tous les vents sur ses côtes et ses grandes cités, mais il se ferme davantage sur l'intérieur. Le changement ici, on n'aimerait guère selon Carlo, qui en profite pour prendre à revers la vision ordinairement bien installée que nous avons de l'Amérique. Peut-être est-ce simplement le reflet de la difficulté à développer ses affaires ?

Ici, dit-il, on peut se faire une place, mais c'est comme si cette place restait étroitement dimensionnée, circonscrivant l'activité à ce qui est juste nécessaire, pas davantage. Or, pour un entrepreneur individuel en fin de carrière, dans un métier artisanal où la concurrence est vive, les choses ont l'air plutôt rudes, notamment en matière d'assurance maladie, dont les coûts sont très élevés pour une couverture souvent chichement comptée. "Mon problème, au fond, avec ça, dit carlo, c'est de chiffrer le coût de ma vie"...

Il faut aussi affronter la crise dans l'immobilier, et son explosion récente. Ce qui se révèle aujourd'hui au grand jour sur le devant de la scène était pourtant, pour nombre d'entrepreneurs locaux, perceptible depuis plusieurs années, peut-être même dès les lendemains du 9 septembre. Il faut donc se battre pour maintenir son activité, et d'autant plus dans un environnement qui donne un avantage non négligeable à celui qui, non content d'exercer son métier dans les règles de l'art, sait aussi assurer sa propre promotion. Vieux débat, qui a tout pour s'exprimer dans la patrie de la réussite et de la publicité.

Mais de quelle réussite parle-t-on ? Au fond, dit Carlo déçu et constatant, comme beaucoup, le temps perdu et les ressources gâchées avec les deux mandats successifs de Bush, le système pourrait faire tellement mieux, alors qu'il semble se contenter d'un équilibre fragile.

Républicains contre Démocrates ? Tout cela même ne semble plus guère avoir de sens ici, au-delà des tripes familiales, comme si l'affaire, dans le pays, se résumait au fond à une sorte d'opposition caricaturale entre le pionnier et le shérif, la conquête ou la justice. Avec en sus l'impression que, pour beaucoup, au-delà des symboles engourdis et des réflexes un peu lourds, l'un et l'autre se valent et qu'un Démocrate ne changerait rien à l'affaire. Pour tous ceux en Europe qui, sur la fois du seul sondage qui lui était à l'époque favorable, avaient misé sur Kerry aux dernières présidentielles, voilà qui promet pour 2008. Voyez déjà la remontée des Républicains derrière les déclarations fracassantes de Giuliani. Au dénouement de l'affaire, on trinquera sans doute. Mais peut-être pas à la santé de Carlo.