02/10/2010
La société de l'affiliation (1) La projection et le récit
On se souvient de la leçon sartrienne de l’après-guerre : nous serions condamnés à être libres et cette liberté se définirait d’abord par des actes volontaires dans un monde marqué non par la trancendance, mais par l’intersubjectivité. De même que le propos de Lévinas sur le visage de l’autre comme source de la responsabilité morale, cette leçon fondatrice de l’individualisme contemporain fut laminée par le matérialisme historique avant de se dissoudre dans la fin de l’Histoire. L’appel à la révolution fit long feu et l’on s’en retourna bientôt chez soi entre la nostalgie du Grand Soir et les vicissitudes des petits matins.
Puis il y eut Internet et les réseaux sociaux sur fond de mondialisation galopante, d’agonie de la politique, d’innovation technologique, d’individualisme retrouvé et de crises récurrentes. A défaut d’idéologies, entre soi et le monde, il y aurait désormais le patchwork des tribus et, « nouvelle philosophie » aidant, les engagements médiatiques de circonstance. Comme il y eut une histoire d’avant l’écriture, il y aura aussi une histoire d’avant Internet. Vu d’aujourd’hui dans les deux cas : une préhistoire. Mais cette préhistoire-là est aussi une filiation : en redéfinissant notre identité, l’ère de la mondialisation on line ouvre à l’existentialisme, comme projet et comme humanisme, de nouveaux territoires communautaires dans lesquels la rigidité de la frontière le cèderait à la plasticité des réseaux, la contrainte à l’autonomie et l’appartenance à l’exploration. Version courte : l’existentialisme contemporain est un communautarisme à la carte. Bienvenue dans la société de l’affiliation.
La crise inversée
Nouveau paradigme
Nous vivions autrefois dans un environnement relativement stable et déclinant marqué, tous les cinq ou dix ans, par des crises plus ou moins profondes. Autant de signaux issus des ajustements que nous étions incapables de faire, empêtrés que nous étions dans la dispute de l’héritage plus qu’affairés à la préparation de l’avenir. Or, des morceaux choisis de l’histoire antique, l’histoire grecque nous ramène soudain à la violence de la modernité. Le système s’est inversé : il y avait des crises entre deux périodes de stabilité ; il y aurait désormais de courts répits entre des crises carabinées. C’est la crise qui devient la règle et la stabilité l’exception. Dans la recherche contemporaine de nouveaux modèles, le dérèglement s’est substitué au système. Le nouveau paradigme, c’est la crise permanente.
Ce modèle de la crise comme horizon est bien sûr donné par les dérèglements de l’économie contemporaine. En affectant la demande et l’investisssement, ils touchent d’abord à l’emploi et aux ressources matérielles dont disposent les individus pour vivre. Ils contaminent, ce faisant, l’ensemble de la vie sociale : les dysfonctionnements de la politique, les dérèglements de l’éducation, les pathologies du lien social et jusqu’aux remises en cause du couple et de la famille. Petite leçon de marxisme ordinaire : quand l’infrastructure s’affaisse, les superstructures ont mauvaise mine. Les ponts s’écroulent, les puits explosent, les gouvernements vitupèrent et les gens pointent. La crise n’est pas seulement permanente, elle est aussi pandémique.
Le temps des opportunités
Ce précepte oriental a détrôné la méthode Coué sur les tous les powerpoint corporate depuis quinze ans : en chinois, « crise » signifie à la fois menace et opportunité. Rien de surprenant dans une culture qui n’est pas plus hantée par la fin qu’elle ne se préoccupe des buts initiaux. Pour nous en revanche, c’est une autre aventure existentielle qui commence, marquée par une rédéfinition des cycles aussi bien que des territoires.
Un tel contexte bouleverse en effet notre rapport au temps : il nous faut être présent sur tous les fronts de l’immédiat et de l’urgence et en même temps tâcher de dessiner une perspective de long terme. Ce cap personnel n’est pas une trajectoire linéaire mais une courbe d’opportunités : s’il ne nous est plus possible de définir un but stable, il nous revient en revanche de travailler à rendre les choses possibles. Changement d’époque : le projet était à notre main, l’opportunité par définition nous échappe en partie. Chemin faisant, sous l’effet à la fois de la nouveauté et de la vitesse propre à cette logique d’opportunités, la tactique malmène la stratégie et, sur le terrain des opérations, la persévérance le cède à la créativité.
Cet éclatement des temporalités va aussi de pair avec une extension des territoires. Après les capitaux et les biens, la mobilité du travail est le chaînon manquant de la mondialisation que sont en passe de résorber les apprentis du nouveau monde. Si ce n’est ici, c’est donc ailleurs. Refaire le monde en Amérique, le repenser en Europe, le fabriquer en Asie, le sauver en Afrique, le fuir en Océanie : n’était le problème des langues et quelques vétilles logistiques, il n’y aurait que l’embarras du choix.
L’entreprise de soi
Assurer et investir
Ce que révèle la construction progressive des parcours, plus que la notion d’exploration de soi, c’est celle d’une entreprise de soi qui se caractérise par une double préoccupation: garder ses arrières dans une logique d’assurance et préparer son avenir dans une logique d’investissement. Le vocabulaire de la gestion a marqué les années 80 et 90 ; par une salutaire récupération, c’est celui de la finance qui influence les années 2000.
Symbole haï des infortunes de la croissance, l’univers financier définit désormais le cadre conceptuel du développement personnel. Entre assurance et investissement, chacun se retrouve ainsi responsable d’un capital – une expérience, un savoir, un talent propre – qu’il convient de maximiser en vue de lui faire produire ultérieurement des intérêts dans un univers incertain, donc risqué. En ce sens, on ne peut aujourd’hui discuter politiquement des retraites que parce que le sujet est psychologiquement mort. La conséquence fondamentale de l’écroulement de l’économie, c’est la réappropriation par les individus de leur destinée. Moi Inc. : nous sommes tous des auto-entrepreneurs en puissance. Dans l’effondrement de la macro-économie, ces micro-sociétés sont pourtant tout sauf anonymes.
Les avatars de l’égotisme
A l’ère de l’extension infinie d’Internet à l’ensemble de la vie quotidienne, le Web passe du statut de fonctionnalité technique à celui de nouveau modèle social. Le double est ainsi en passe de l’emporter sur le réel. C’est le syndrome d’Avatar à travers lequel chacun se compose une identité choisie et valorisante en fonction des situations et des modes. Peu à peu, c’est un modèle en noyau atomique qui se dévoile : une partie dure, à la fois refuge et placement de soi, et une partie poreuse ouverte aux interactions avec les autres, lieu de la construction d’appartenances à géométrie variable et atelier de réalisations variées. Dans le premier, on se protège avec le souci d’une certaine unité ; dans le second, on se découvre à travers la recherche d’une pluralité de rencontres et d’expériences (à suivre).
22:05 Publié dans De la démocratie vue d'Amérique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : démocratie, société, affiliation, réseaux sociaux, politique