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29/10/2009

Vivre ou mourir ? (Sur Revolutionary Road)

C'est une question qui taraude les jeunes gens et que les adultes finissent généralement par enterrer, ou par détourner selon le principe qu'une petite relation extra-conjuguale vaut mieux qu'une grande question existentielle : comment faire pour que la vie ne soit pas cette sorte "d'insignifiance désespérante " à laquelle elle se résume le plus souvent, au-delà de ses menus événements qui peuvent, un temps, donner l'illusion de la singularité au milieu de la foule avant de sombrer dans la banalité et dans l'oubli ?

April (Kate Winslet), qui se voyait actrice, doit bientôt, par manque de talent et de soutien, renoncer à son rêve ; Frank (DiCaprio), qui voulait explorer la vie, "ressentir les choses", s'accommode d'un job de cadre commercial sans intérêt chez Knox, une entreprise d'équipements de bureau, qu'il finit par pimenter d'une liaison extra-conjuguale. April est aux fourneaux, Frank au bureau. Les enfants jouent et grandissent. Aux deux bouts de la chaîne, voisins et collègues assurent la régulation des vagues à l'âme et des passages à vide, bref, d'une vie magnifiquement médiocre, mais qui ne méritait pas ça.

Tout va pourtant pour le mieux, en apparence, dans cette banlieue du Connecticut typique des années 50. L'essor enchanteur d'Hollywood d'un côté, les progrès du consumérisme de l'autre finissent par tromper le vide existentiel de cette middle class qui n'est pas dénuée d'élégance (les décors de Kristi Zea et les costumes d'Albert Wolsky sont d'un chic pastel sublime) mais manque d'une perspective. C'est un peu comme si faute de réponses satisfaisantes aux questions alors posées par l'Europe, l'Amérique accélérait davantage encore sa course folle.

Ici on travaille, là-bas on vit (cette vision romantique du Vieux Continent n'en finit pas de travailler l'imaginaire américain). C'est justement dans l'Europe et, plus encore, dans Paris que s'incarne pour ce jeune couple l'espérance du renouveau. C'est la vision d'April qui finit, un lendemain de dispute, par convaincre Frank de retrouver une inspiration de jeunesse, qui est aussi celle de leur rencontre.

Et ça marche. Cela vaut bien quelques secousses dans la cuisine, un carnet de traveller checks tout neuf, de premiers cartons dans le salon et le bonheur railleur de voir la mine incrédule des amis et collègues à cette annonce fracassante et joyeuse. Il n'y a guère que le fils des époux Givings, John, un docteur en mathématique diagnostiqué comme fou et traité aux électrochocs, pour mesurer le courage de l'entreprise et se réjouir de cette échappée.

Le rêve ouvert pourtant par l'exigence d'April ne résistera ni à une nouvelle grossesse, ni à la promotion que fait soudain miroiter à Frank le top management de Knox. Le projet pourrait encore s'accommoder d'un troisième enfant ; mais résister à l'attrait de la promotion et de la carrière, en Amérique, dans une entreprise où, qui plus est, le père de Frank a passé vingt ans dans l'anonymat le plus complet ?

Lâcheté masculine ? C'est peut-être seulement un manque de profondeur, aurait dit Rilke, couplé à cette sorte d'inertie qui nous fait courir après ce que nous savons parfaitement inessentiel. Folie féminine ? Sans doute, mais en un sens alors plus proche de la valeur que du sexe, de l'exigence que du genre, dans laquelle se réjoignent de fait l'amante et le savant. Le projet se fracasse donc sur le réel. Et, en général, nous survivons à l'effondrement de nos rêves.

Au fur et à mesure que le film monte en puissance, on pense naturellement à American Beauty : c'est le même univers rythmé par les notes de piano lentes et lancinantes (que l'on doit encore à Thomas Newman) et la même lutte contre la dynamique aliénante de la richesse matérielle et de la reconnaissance sociale.

Revolutionary Road est certes un cran en dessous comme si, après avoir composé son chef d'oeuvre, Sam Mendes ne pouvait plus guère qu'en produire de plus pâles variations. Il reste malgré tout, au-dessus des faux problèmes et des soucis ordinaires, un rappel saisissant de l'obligation de vivre, exigeante à moins qu'elle ne soit un peu folle en effet, dans laquelle nous sommes embarqués.

25/10/2009

" Après les archives bathypélagiques, on peut rêver de gisements narratifs..."

" Le récit, expression spontanée ou différée, succincte ou interminable, savante ou bâclée, frémissante ou désabusée, universelle, éternelle, d'une expérience, est inclus dans la phrase. Achille se retire. Ulysse rentre à la maison.

La difficulté vient de la disparité ontologique entre l'emprise de la phrase et l'extension du monde qu'elle porte dans ce registre qui n'est que de l'homme, celui de son sens. On peut imaginer des univers si uniformes et sommaires qu'une phrase les épuise. D'ailleurs, pareils univers existent, celui, par exemple, de la zone bathypélagique où des chalutages profonds ont décélé une vie.

Des organismes prospèrent par dix mille mètres de fond, dans une obscurité impénétrable, par trois degrés de température, sous une pression d'une tonne au centimètre carré. Ils vivent de la manne de débris tombés des couches supérieures de l'océan qu'ils ne verront jamais, qu'il leur est interdit de connaître sous peine de mort. La différence de pression les ferait éclater.

Une phrase, s'ils en avaient la capacité, enfermerait leur nuit éternelle, écrasante, nutritive et glacée. Notre expérience s'y refuse, trop changeante et mouvementée (...)

Nos bibliothèques n'enferment que l'écume récente des énoncés produits par l'espèce depuis qu'en se redressant sur ses membres postérieurs elle s'est éveillée simultanément à l'outil, donc au travail, à la pensée et au language oral. Les autres se sont évanouis.

Après les archives bathypélagiques, on peut rêver de gisements narratifs. Les récits oraux des commencements auraient pu suivre l'air atmosphérique qui les portait dans des métaux avides d'oxygène ou les couches de charbon résultant de la synthèse chlorophyllienne. Nous consulterions des textes de houille, de fer, de manganèse. Mais cela n'est pas (...)

Né dans les bois, dans l'ombre d'une nature dispensatrice de toute faveur et de toute douleur, le mythe fut d'emblée, et très durablement, le language unitaire et infiniment ramifié, simple et très subtil, du groupe humain isolé. Il était compris, comme jamais plus nous ne comprendrons un texte, de tous les membres de la communauté, à la fois vécu et pensé, compris et agi, mimé, dansé, réactualisé, immédiatement adéquat à la problématique concrète de l'existence des groupes itinérants, loquaces, sans doute éloquents, à quoi s'est ramené l'essentiel de l'aventure humaine.

La littérature est première. Elle fut le registre unique, complet, coloré de notre expérience. "

Pierre Bergougnioux, Deux querelles : Une cadette épineuse (Cécile Defaut, 2009)

21/10/2009

Watteau, un badinage sur fond de monde

Qui l'ignorerait encore ? On badine joyeusement chez Watteau, et c'est d'abord ce que donne à voir, entre les clichés rococo et la première impression, la jolie exposition que consacre le Met ces jours-ci au peintre des Fêtes galantes sur le thème de la musique et du théâtre (Watteau, Music and Theater).

C'est bien sûr un sujet majeur dans les scènes pastotales (La foire à Bezons, Une danse à la campagne), mondaines (Les plaisirs du bal) ou encore inspirées de la Commedia dell'Arte (Un bal masqué en Bohême, Comédiens italiens). Mais c'est aussi le cas, à la marge ou, pour ainsi dire, à la dérobée, dans les scènes militaires (Troupes en marche, Troupes au repos).

Tantôt les scènes galantes y sont davantage suggérées que montrées, avec élégance, presque avec discrétion (Danse à la fontaine), tantôt elle sont dépeintes avec une emphase pleine d'expressions pénétrées et de mouvements grandiloquents (La surprise), qui n'exclue pourtant pas une grâce inspirée (Mezetin).

Ce qui finit par frapper davantage pourtant, au-delà de la douceur pastel de ces variations intimistes, c'est la noirceur du monde dans lesquelles elles s'insèrent : gros blocs de végétation brune, comme dans Pierrot content, buissons opaques de L'enchanteur ou de L'aventurière, ou encore bosquets imposants de La perspective.

Deux éléments nuancent et dominent à la fois cette opposition des plans. D'abord, les personnages s'y ordonnent le plus souvent selon une circularité qui semble délimiter l'espace propre de la société (L'amour au théâtre français, La Camargue). Au-delà des relations de séduction, ou peut-être en vertu-même de la promesse qu'elles recèlent, c'est un espace connu et ordonné qu'elles circonscrivent, comme si le mouvement des couples ne figurait que le détail pittoresque d'un ensemble plus fondamental.

Tantôt le cercle est concave et c'est la société qui impose à la nature l'espace rayonnant et rassurant de ses rites, comme dans La foire à Bezons. Tantôt, plus rarement, comme dans Récréation italienne, il est convexe : la nature se fait alors plus pressante et instille dans un jeu social resserré au premier plan un soupçon d'angoisse diffuse au milieu des troubles amoureux. Dans les deux cas, qu'elle soit réduite à la compagnie de quelques uns ou qu'elle s'étende à de plus vastes assemblées, dans le monde Watteau, la société fait corps.

Contre la Nature ? On pourrait le croire tant celle-ci passe brutalement, à quelques pas seulement de profondeur, du statut d'ornement vaporeux, comme dans La surprise, à celui d'univers menaçant, notamment dans La perspective. Les trouées de lumière qui orientent le regard vers l'arrière-plan vaudraient alors moins en elles-mêmes que comme le faire-valoir de ce péril diffus.

Mais la force de Watteau ici, c'est de ne pas choisir entre la perspective radieuse et les dangers du monde. On peut voir là l'ombre portée de la fin du Grand Siècle, et l'expression festive et grave, joyeuse mais incertaine, dans laquelle s'engage alors la Régence, dont Watteau est d'ailleurs généralement considéré comme le premier peintre. Mais c'est aussi la marque de ce maître, injustement ravalé au rang de peintre de frivolités un peu fades, que d'inscrire entre le réel et son double un peu de l'inquiétude indéterminée qui s'insinue dans la pantomime des plaisirs.

17/10/2009

"Il est trop tard, en effet, pour avoir une vie privée..."

"... L'exode urbain des anciennes métropoles d'équilibre s'accélérera, encore et encore, pour déboucher finalement sur l'outre-ville. Au-delà de la cité des origines foncières et géopolitiques de l'Etat, vers la "métacité" d'une politique de l'instantanéité et de la simultanéité, aujourd'hui symbolisée par les générations successives des technologies du portable et de l'emportable ; l'inertie polaire de l'instant réel des télécommunications dominant désormais l'inertie immobilière du domaine foncier de l'espace réel de la cité d'autrefois.

(...) Il est trop tard, en effet, pour avoir une vie privée, une permanente proximité physique avec ses semblables, comme jadis dans cette cité où l'accumulation dominait encore sur l'accélération.

"Flux tendus, stocks zéro", ce mot d'ordre de la grande distribution illustre mieux que tout l'exode urbain vers l'outre-ville, l'omnipolis d'une simultanéité où le temps réel de l'interactivité des télécommunications l'emporte désormais de très loin et de très haut sur l'espace réel de nos activités quotidiennes."

Paul Virilio, d'après Le futurisme de l'instant (in Rue Saint-Guillaume, n°155)

15/10/2009

Valentino (le capital et le patrimoine)

Si la haute couture reste une des signatures internationales majeures de l'Italie comme de la France, sans doute avons-nous oublié ce qu'elle représente à la fois de génie et de travail, de vision inspirée et d'obsession du détail. Le premier film de Matt Tyrner, un ancien critique de Vanity Fair : Valentino, le dernier empereur, nous replonge au coeur de cet univers si particulier à la faveur de la présentation de la dernière grande collection (2007) du créateur italien et de la célébration, dans la foulée, de ses quarante-cinq ans de carrière.

Cela aurait pu être exaspérant de caprice et de vanité, de suffisance et de petites manies. De fait, Valentino, toujours suivi de près par ses six petits carlins (ces petits chiens tout plissés d'origine chinoise), s'emporte à la moindre contrariété qui s'opposerait à sa quête de perfection. De même que l'on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments, de même, sans doute, on ne fait pas de grandes robes armé d'un art bonasse : l'intuition du désir féminin ne se confond guère ici avec le sens des autres.

Les créations de Valentino Garavani imposent leur grâce majestueuse : silhouettes ajustées, drapés élégants, légèreté soyeuse des tissus, fulgurance des formes. Pas une des stars de l'âge d'or qui n'ait porté une robe conçue par le maître romain, de New York à Paris et de Rome à Londres - autant de lieux où Valentino dispose d'ailleurs de résidences fastueuses, habitées d'une escouade affairée, tantôt à l'atelier et tantôt à la cuisine.

" Ce que veulent les femmes, assure le créateur, c'est être belles (...) Ce que j'ai toujours voulu faire, ce sont des robes pour elles, pour tout le reste, je suis un désastre..." confie-t-il, en soulignant avec émotion, à l'occasion de la légion d'honneur qui lui fut remise à Paris, tout ce qu'il doit à son complice, Giancarlo Giammetti, l'amant et le partenaire qui le suit "avec patience" depuis ses premiers pas - et sa première faillite, tant il est vrai que le goût de la création ne fait généralement pas bon ménage avec le sens des affaires.

Les critiques sont tranchées : "hypnotique" pour les uns (New York Magazine), superficiel voire insupportable pour les autres (Helen Faradji) : on voit bien l'excès de la première et le risque de la seconde. En réalité, le film-documentaire de Matt  Tyrner ne relève ni de l'une, ni de l'autre : c'est une immersion enchanteresse et un hommage rendu à l'aristocratie du génie davantage qu'à la méritocratie des talents - et qui rappelle, à certains égards, le documentaire qui avait été consacré à la passion de Jean-François Piège, l'ancien chef du Crillon.

Mais c'est aussi le chant du cygne d'un monde que les coups de boutoir de la mondialisation ordinaire retranchent à l'univers de la création qui, au-delà de ses fastes, et pour faire écho aux réflexions croisées d'Eric Lecerf et d'Erik Orsenna dans Le sens des choses, demeure le symbole fort d'un génie latin menacé.